Saupa, ma sœur cadette
III
Ma honorable sœur, née après moi.
Ne me demandez pas pourquoi mon esprit se baladait encore dans la Chine de l'époque Tang, si bien racontée par Robert Van Gulik, lorsque je garai ma moto à côté de celle du mari de Saupa. Le mari de Saupa n'y était pour rien, en fait je ne cherche pas d'explications, si n'est la place importante que tiennent les livres dans ma vie, et ce depuis mon plus jeune âge : je me souviens des grandes vacances, des après midi brûlants que je passais enfermé, volets clos pour se protéger de la chaleur, en lisant des livres de la "Bibliothèque Verte" dont le héros se nommait le "Lieutenant X", et aussi les aventures de d'une bande de gamins, des "gones" de Lyon, me semble-t-il, tout en buvant une menthe à l'eau avec une mégadose de sirop bien vert où flottaient les glaçons qui tintinnabulaient contre le verre, à chaque gorgée. Bon, je ne vais pas m'attarder sur les livres puisque ils me sont consubstantiels - j'ai quitté la "Bibliothèque Verte" rapidement pour passer à autre chose de plus conséquent ! -, mais ce jour là, sur la route de Ban Phasoet, la tête dangereusement ailleurs, mon esprit ne cessait de vagabonder au milieu des foules chinoises, toujours actives et débrouillardes, mais soumises devant le Juge Ti qui, par sa personne, incarnait l'ordre et la grandeur de la Chine, sous les auspices de l'auguste représentant du ciel qui siégeait dans la capitale. Ce personnage a existé sous l'époque Tang, redécouvert par un sinologue réputé qui a imaginé des affaires criminelles en se basant sur des textes anciens et donc, cerise sur le gâteau, en lisant les œuvres de Van Gulick, nous apprenons comment se déroulait une enquête, nous découvrons le fonctionnement d'une séance du tribunal et son rôle politique et social, les risques personnels du Juge s'il commettait une injustice, la société au quotidien où n'importe quel citoyen pouvait demander l'intervention du magistrat : il lui suffisait de frapper sur le gong placé à l'entrée du tribunal et il n'attendait pas des mois pour qu'on le reçoive ! Quand le juge Ti s'adressait à un de ses collègues, selon leur rapport à leur l'âge respectif, il employait cette formule de mutuel respect : "honorable frère né après moi", ou "honorable frère né avant moi" et dès mes premières lectures de Robert Van Gulik, ce respect, cette exquise politesse, m'ont tout de suite emballé par contraste avec cette société vulgaire dans laquelle je survis.
Lorsque je me suis avancé vers le restaurant de Saupa, je constatai que Lostdo m'avait devancé : il était déjà attablé devant sa bière, il échangeait quelques mots avec Saupa. Il m'apeçut. Tiens ! le voilà ! dit-il. Saupa se retourna, alors, rien que pour le plaisir de la surprendre, je la saluai en placant mon poing gauche fermé dans la paume de ma main droite, avec une formule sino-thaïe inattendue pour elle :
- Niao ! Nongsao ! (bonjour, en chinois, et soeur cadette en thaï)
Surprise, elle a gloussé :
- Oh John !
Qu'est-ce que le temps passe vite quand on ne fait rien ! Se rendre chez Saupa, c'était comme rendre visite chez "Laurette" ! Prendre la serviette de toilette qu'elle m'avait préparée, se baigner dans une cabine individuelle, revenir et poser la serviette sur la vielle machine à laver brinquebalante qui trône à l'extérieur, puis manger le plat qu'elle cuisinait rapidement, mais plus jamais accompagné de riz, j'en avais marre, alors elle me proposait sur une autre assiette ce qu'il n'y avait pas sur son menu, à savoir de la salade verte, en prevenance de son petit jardin qu'elle cultivait rien que pour elle, elle ajoutait tomates et morceaux d'ananas. A vrai dire, elle me gâtait pour... 1€ ! Parfois, je la laissai décider de ce que j'allais manger, après tout, l'essentiel pour moi, c'était de profiter de ce lieu tranquille, au bord de la rivière Kok, et de m'enchanter de la gentillesse de Saupa.
Bientôt le mois d'avril. Tu pars quand? Alors je lui ai dis le jour de ma dernière visite. Elle était fatiguée, Saupa, la présence de son patron la rendait malheureuse, et je le voyais sur son visage où il n'y avait plus la lumière de son doux sourire - c'est à dire l'exact opposé du "fameux sourire thai". A mon antépultnétienne et avant dernière visite, elle me tendit la serviette de bain en me disant de manger chez la Akha ou dans le parc des sources d'eau chaude. Le marchand ambulant de légumes et de fruits avait eu une panne sur son véhicule, il ne pouvait rien livrer chez elle, du coup, m'avait-t-elle dit, elle n'avait pas le nécessaire pour cuisiner, et puis l'agitation des ouvriers qui finissaient le bâtiment, à côté du restaurant, n'incitait personne à venir s'assoir et attendre dans le bruit et la poussière sa commande. A mon avant dernière visite, elle me demanda de confirmer le jour de ma dernière visite, je te ferais à manger m'avait-t-elle promis. A vrai dire, qu'elle le fît ou non, je savais qu'elle me préparreait la serviette de bain, toujours avec gentillesse, rien que pour me rendre service, sans rien attendre en retour.
Ma dernière visite, à mon grand regret. Tiens, Saupa semblait absente, je ne la voyais pas. En tout cas, une nouvelle fois, elle n'avait pas oublié de mettre en évidence une serviette de bain pour moi. Tant pis, j'irai manger ailleurs. Mais ça m'emmerdait quelque part, je m'étonnais que Saupa ne tint pas sa promesse. Je jetai un coup d'oeil derrière ce qui servait de comptoir, un espace ouvert aux quatre vents, comme le restaurant, mais pour Saupa c'est l'endroit - jusqu'à quand?- où elle peut se reposer, regarder les matches de boxe thai en poussant des petits cris troublants. Et je la vis. Elle était allongée sur une natte, elle sommeillait. Sur le coup, je fus gêné de la voir ainsi, mais je n'eus pas le temps de faire demi tour, son horrible chien, toujours enchaîné remua sa chaine en se dirigeant vers moi. Saupa se dressa et se rendit compte de ma présence.
- Oh ! John !
- Je vais aux bains! m'empressai-je de dire, et je partis vite fait.
Bon, ce n'est pas grave, mon dernier repas, et bien il se fera ailleurs.
A mon retour, je me suis dis je dépose la serviette sur la machine à laver, et je me tire en lui disant peut être à l'hiver prochain. Mais Saupa m'attendait, il y avait même son mari, très peu disert avec moi. Cette fois-ci, il me demanda mon jour de départ pour la France, et, bizarrement, il sembla le regretter. Et tout en lui parlant, je remarquai deux assiettes sur la longue table du restaurant. Dans l'une, il y avait des feuilles de salade et des tomates, séparées par des tranches d'ananas magnifiquement découpée, et dans l'autre des morceaux de poulet frits dans une chapelure craquante - excellent ! (ça, c'est dans le menu).
Saupa avait tenu parole.
Je déposai ma serviette de bain sur la vieille machine à laver, pour la dernière fois. Avant de m'assoir, j'ouvris l'antique frigidaire pour prendre une bouteille d'eau. Saupa vint à côté de moi, avec l'allure d'une petite fille intimidée. Mince alors !
- John ! dit-elle. Aujourd'hui, pour toi c'est gratuit, tu ne payes pas.
Emu, troublé, je lui en demandai la raison.
- C'est pour te souhaiter bonne chance !
Bon dieu ! Combien de fois on me lance tu en as pas marre d'aller toujours au même endroit, tu pourrais aller voir ailleurs ! Pour la plupart des gens, voyager c'est comme feuilleter un magazine avec de jolies photos en couleurs, et ensuite raconter qu'on a fait tel ou pays, mais les gens, tu les as rencontrés? Qu'est-ce qu'ils t'ont dit? Oh non, pas besoin de s'emmerder, on a le G.P.S. ! Bref, voyager c'est garder son quant à soi, et surtout ne jamais se coltiner avec cet autochtone, cet étranger et son étrange culture.
Saupa vint s'assoir à côté de moi, enfin, en respectant une certaine distance, toujours en contrôle émotionnel, sauf la fois où, à ma grande stupéfaction, elle pleura devant moi la mort de son chat. Je la sentais troublée, différente des autres jours. Trois touristes allemands se pointèrent, accompagnée d'une thaïlanddaise qui semblait être l'épouse de l'un d'entre eux. Saupa se leva pour leur proposer le menu. Ils avaient tous plus de cinquante ans, et d'ailleurs j'ai toujours vu des gens dans cette tranche d'âge s'arrêtaient ici, les plus jeunes hésitent beaucoup en passant à côté du restaurant qui n'a pas l'air d'en être un.
Je m'attardai, c'était difficile de partir, je ne voulais pas rater ma sortie. Saupa revint s'assoir sur mon banc, elle me demanda quand je reviendrais. Je ne me hasardai pas à lui débiter une tranche de philosophie, c'était au delà de mes compétences dans la langue thaï, autrement je lui aurais dit qu'à mon âge, j'avais rayé le mot avenir de mon vocabulaire. Une nouvelle fois, elle se leva, les allemands commandaient encore. Ensuite, elle resta sur son tabouret, près de ce qui lui sert de comptoir, et où de là elle peut voir les matches de boxe-thaïe sur sa petite et vieille télévision. Mais cette fois-ci, elle devait avoir la tête ailleurs, son poste de télévision n'était pas allumé. Elle échangea quelques mots avec sa compatriote, elles se marrèrent un peu.
Allez ! Lève toi ! Cela ne sert à rien d'attendre. D'attendre quoi? Le déluge? Il faut partir, c'est tout. Je pris mon sac et je m'approchai de Saupa. Elle se mit debout. Ses yeux humides brillaient mais pas de joie, ni de tristesse, elle essayait de cacher ses émotions derrière son joli sourire. Une dernière fois, elle me demanda le jour exact de mon départ pour Paris. A vrai dire, moi aussi je devais avoir les yeux qui brillaient, et je savais que je ne devais pas commettre d'impair, juste me comporter comme un thaïlandais. J'y vais, lui dis-je enfin. Alors Saupa réussit à me surprendre au dela de tout, et j'en fus profondément touché, littéralement scotché. . Saupa, si réservée, si pudique, joignit ses mains, s'inclina respectueusement devant moi en disant d'une voix douce, de tout son cœur :
- Au revoir, frère aîné !