DÉBRIEFING II LE DÉCLIN !
Pourquoi je reviens chaque fois, inexorablement, avec un entêtement incompréhensible, alors que rien ne m'y oblige, alors que rien ne me retient à Paris, si ce n'est cette force d'inertie de l'habitude, l'habitude qui te rassure et te conforte dans ta procrastination ? Combien de fois ai-je écrit cette lamentable rengaine pleurnicharde? A vrai dire je sais très bien pourquoi je reviens, et ce depuis trois ans : je reviens pour suivre le parcours dit du "suivi médical", institué par la Sécurité Sociale qui s'inquiète pour l'équilibre de ses comptes. Inquiète toi, ma chère "Sécu", j'arrive ! L'année dernière, cataracte, cette année ostéopénie et plein d'examens en ... scopie, l'année prochaine peut être des hanches en plastique? Ensuite, et si on faisait des implantations, et pourquoi pas une transplantation pendant qu'on y est? Ah tu trembles la "Sécu" ! Tu sais bien que tu peux... compter sur moi ! Je vais te ruiner, te mettre à la rue ! Tu vas voir, je vais devenir l'homme bionique ! L'homme qui vaut... à vrai dire pas un pet de lapin ! M'en fous, me voilà, me voici malgré tout , même si je me plains, je me "viellardise", je "jérémiade", je rétrécie, je radote, je somnole, même si j'insulte mon corps quand il ne veut pas me laisser tranquille... si, si, cela m'arrive parfois lorsque je marche ( je marche, donc je pense, mauvaise idée quand on traverse la rue, je vais finir par me faire dégommer), heureusement cela ne dure pas parce que, je sais c'est invraisemblable, je finis toujours par croiser une personne plus mal fichue que moi. Ainsi, avec l'état d'esprit décrit plus haut, j'ai croisé l'autre jour au début de la rue Delambre, à partir du boulevard Montparnasse, un type qui marchait avec une béquille en bougeant son corps latéralement, en fait il ondulait comme un mobile de Calder, ça partait dans tous les sens, ça m'a donné un sacré mal de mer, du coup je n'ai plus senti mes douleurs. Oh nom de dieu ! Je me souviens aussi de ce type maigre, en fauteuil roulant sur l'avenue du Maine : il était unijambiste et manchot, et pourtant il avançait, et pourtant il vivait ! C'est bizarre, ce jour là aussi j'ai tout à coup oublié mes douleurs, et j'ai siffloté "le vent dans mes cheveux blonds...", enfin pas les miens, ceux d'Isabelle Aubret pour qui Jean Ferrat a écrit cette chanson lumineuse "C'est beau la vie" suite à son accident de la route qui avait failli lui être fatal. Vivre, ça use, ça pompe de l'énergie, et mourir c'est si facile : il suffit de ne plus s'intéresser à rien, de ne plus être curieux, de se contenter de consommer par mimétisme quant aux objets inutiles et par nécessité vitale quant au reste, enfin, "nécessité vitale", à vrai dire comme un mendiant, comme un S.D.F. qui met du carburant dans son corps machine parce qu'il ne se résout pas à vouloir l'abandonner volontairement, même dans le dénuement le plus vertigineux, même dans la mouise la plus radicale et l'humiliation la plus affligeante, si profonde qu'elle ne l'atteint plus. Oh cette lenteur accablante ! c'est pourtant si simple, comme une anesthésie dans laquelle on ne se voit jamais partir, sombrer dans le néant sans coup férir et sans que l'on vous demande votre votre avis : un, deux, trois, hop ! plus rien ! Magique ! NON ! " Horreur, horreur !" dit Kurtz dans "Au cœur des ténèbres". Mais il y a les livres pour me nourrir, en vérité pour me tenir en vie, et dans ces livres une photo qui marquait une page et que je croyais à jamais perdue. Alors, cela me remonte le moral et je me dis que tant il y aura des êtres humains tel ce curé rencontré dans le village Karen, le genre de personne dont la rencontre vous imprègne pour toujours, et qui vous incite à ne désespérer de rien, cela vaut le coup de continuer. Au fond, il faut continuer pour ne pas se priver d'un fou rire homérique, et ce jusqu'à la dernière goutte de larme, tiens comme l'hiver dernier, avec l'ami Belge, ce fou rire monstrueux qui nous mit dans un état d'épuisement, qui nous réduisit à l'état de loques, comme évidées de toute énergie, complètement essorées - j"ai mis une journée pour m' en remettre ! Ce n'est qu'en écrivant ces lignes que je me dis que le curé aurait bien pu me réconforter avec ces mots de Flaubert :
"Quel est ton devoir? L'exigence de chaque jour !"
Seulement tu as écris "procrastination" au début... menteur ! tu n'es qu'un velléitaire ! Ainsi, il y a quelques années, tu as voulu te rendre au siège des Missions Religieuses à l'étranger pour demander juste s'il se trouvait encore en Thaïlande, ton curé ! Évidemment, cela est resté au stade de l'intention -pourtant c'est pas loin de chez toi. Tiens, tu devrais établir une liste de toutes tes intentions, il y aurait de quoi écrire toute une vie qui n'a jamais été vécue ! D'accord, d'accord, on se calme j'en ai tout de même vécue une autre, et elle n'a pas dit son dernier mot. N'empêche, je sais bien que tout le monde peut se targuer d'avoir vécu des expériences extraordinaires, mais cette cérémonie religieuse organisée pour nous, plus cette nuit dans cette baraque en bois, juste éclairée par des flammes vacillantes, ça reste pour moi, et avec d'autres encore, une expérience ontologique qui me secoue encore.
UN CURE CHEZ LES KARENS
La rencontre
Entre Chiang Mai et Pai, les bus s'arrêtent dans un village pour permettre aux chauffeurs et aux voyageurs de souffler un peu. La route de montagne est superbe, et il y a beaucoup de virages pour monter jusqu'ici. Au cours des années, ce que je considérais plutôt comme un hameau est devenu un village qui a l'apparence de la prospérité, le nombre d'échoppes et de restaurants s'est étoffé, il y a même une supérette. La guest house est toujours présente, dans un nouveau bâtiment, les chambres sont plus claires, aérées, mais elles restent basiques. Sauf leur prix : 400 baths !
Au début des années 1990, avec un ami, nous passâmes trois nuits dans ce qui était encore qu'un hameau. Nos chambres nous coûtaient 5O baths chacun, mais c'était juste un espace pour dormir ; ceci dit elles avaient l'avantage de nous inciter à partir le plus tôt possible dans la montagne, et à en revenir le plus tard possible. Au fond, le plus pénible c'était la salle d'eau à l'extérieur, éclairée par une ampoule chichiteuse qui diffusait une lumière blafarde : il fallait serrer les dents pour se laver avec l'eau glaciale du bassin en ciment que l'on puisait avec une casserole en plastique.
Le matin, nous attaquions la journée en mangeant un plat de riz, cuisiné par la mère du propriétaire de la guest-house. Elle s'occupait du restaurant, très apprécié par les chauffeurs de cars. Ensuite, nous traversions la route pour essayer de trouver dans une échoppe, tenue par une musulmane, de quoi grignoter pour la journée. Comme il n'y avait pas grand chose, nous achetions des petits paquets de chips, des biscuits, qui ramassaient la poussière sur le présentoir.
Le premier jour, arrivés peu avant midi, nous laissâmes nos sacs à dos dans nos chambres lugubres, nous prîmes le premier chemin qui s'offrait à nous, sur la droite, en direction de Pai. Ce fut tout de suite un grand soulagement de se retrouver dans la forêt, de sentir l'odeur de la terre, de se mouvoir, pas à pas, sur un chemin inconnu. Ça grimpait pas mal, mais la marche ne se révélait pas si ardue que ça. Au bout d'un moment, nous eûmes la surprise de rejoindre une colonne de marcheurs : une douzaine de Karen, avec des enfants, s’avançaient devant nous, en portant des baluchons rempli de marchandises. Bientôt des têtes se tournèrent, quelques sourires s'esquissèrent. Je proposai à l'ami de ne pas les dépasser, de suivre leur allure, pour voir dans quel village ils se rendaient.
Nous suivions en serre file sans aucune difficulté, les enfants ralentissaient la marche, certains s'accrochaient aux jupons des femmes lorsque la pente se faisait plus sévère. Puis arriva le moment de la pause, ils ne prirent pas le chemin qui dévalait tout de suite sur la gauche, ils décidèrent de se reposer sur celui qui se terminait en cul-de-sac. Bien entendu, nous fîmes de même. Nous avions constaté que, pour l'instant, notre retour ne nous poserait aucun soucis puisque la piste se révélait unique, sans possibilité de s'engager sur une autre voie. Nous pouvions donc continuer à les suivre sans laisser des petits cailloux derrière nous.
Je ne souviens plus combien de temps nous avons marché, en revanche je me rappelle très bien de la pente qui nous fit déboucher, tout à coup, dans le village karen niché au creux d'un vallon, au bord d'un cours d'eau - comme la plupart de ces villages, alors que les Akhas s'installent habituellement sur le sommet des collines. La première baraque attira tout de suite notre attention : elle était relativement grande et la construction semblait nette, impeccable, mais ce fut surtout l'inscription en lettres noires sur un papier rectangulaire blanc, collé au dessus du chambranle de la porte ouverte, qui nous étonna le plus : "Marry's Christmas" ( marry's au lieu de merry's) ! Il y avait cinq marches en bois qui permettait d'accéder sur la petite terrasse devant l'entrée protégée par un toit en tôle - en forme de V inversé.
Nous étions donc arrivés dans un village karen chrétien, et nous étions début décembre.
Une autre surprise, cette animation, cette activité, comme si le village se préparait à quelque chose, il y avait même une grosse marmite sur un feu où mijotait une sorte de soupe épaisse. Peut être attendait-il un groupe de randonnée, un guide et des porteurs accompagnant des occidentaux ? Oui, cette idée absurde nous effleura et l'expérience, par la suite, nous démontra toute son inanité, néanmoins cela nous encouragea de rester pour montrer à d'éventuels trekkeurs que nous nous n'avions pas besoin de guide. Juste une petite vanité anticipée.
Cette année là, notre pratique limitée de la langue thaie, et notre incompétence totale dans la pratique du karen, ne nous permit pas de saisir la finalité de ces préparatifs. Alors, nous décidâmes d'effectuer notre retour vers le hameau, sur la route de Pai. Nous passâmes une nouvelle fois devant la baraque qui servait d'église. Tout occupé à regarder où je mettais les pieds sur le sentier qui commençait à grimper, j'entendis, derrière moi, l'ami qui, lui, avait jeté un coup d’œil à l'intérieur. Hé ! Il y a quelqu'un, un blanc ! Ça doit être un anglais ! Je m'arrêtai. La déclivité du chemin faisait que l'ami avait le visage juste au dessus de la terrasse, ce qui lui assurait un angle de vue suffisant pour découvrir la présence d'une personne.
Je regardai ma montre. Je n'avais pas envie de m'attarder, il était déjà 16 h, et dans ce trou de verdure le soleil allait bientôt disparaître. Je suggérai à l'ami d'évaluer son hypothèse auprès du type. Ce qu'il fit. Je le vis monter sur la terrasse, puis entrer dans l'église. Au bout de quelques secondes, j'entendis l'éclat de rire de l'ami. C'est un Français ! cria-t-il. Je grimpai à mon tour les cinq marches, et l'ami sortit sur la terrasse avec l'homme en tee-shirt blanc et pantalon noir : un prêtre catholique ! Tout de suite, je fus conquis par la gentillesse, la bonté de cet homme qui, visiblement, appréciait notre visite. Votre ami m'a demandé "are you english ?" et je lui ai répondu "no, I'm french !", me raconta-t-il, puis, il nous interrogea sur notre parcours. Quand il nous précisa que c'était la première fois qu'il voyait des blancs arriver dans ce village, sans être accompagné par un guide, cela nous flatta. Puis ce fut à notre tour de lui poser des questions, et c'était autrement plus passionnant !
D'abord son nom. Phonétiquement, cela donnait "Salla". Il était originaire du Béarn (ou du Gers ? en tout cas, du sud-ouest). "Les missions religieuses à l'étranger" l'avaient envoyé en Thaïlande en 1953. 1953 ! Cet homme connaissait ce pays depuis 1953 ! Nous ouvrîmes en grand nos oreilles pour l'écouter. La vie des tribus dans la montagne n'avait plus de secrets pour lui, il connaissait d'innombrables villages, et tous les sentiers pour y parvenir en évitant, près de la frontière birmane, les endroits les plus dangereux. Cette nuit, il célébrerait la messe de Noël, il nous proposa même de rester et de dormir dans le village pour assister à la cérémonie. Après moult hésitations, nous déclinâmes cette invite - ce que, bien entendu, nous regrettâmes plus tard. Dommage pour nous car le prêtre partait dès le lendemain matin pour un autre village : il était prêt à célébrer la messe de Noël dans tous les villages karen catholiques, durant tout le mois de décembre ! Il avait beau avoir plus de soixante ans, cette vie dans les montagnes, loin des villes et du superflu, réduite sur le plan quotidien au strict nécessaire, lui assurait une silhouette de jeune homme.
L'ami s'éloigna pour nous prendre en photo.
Plus je regardais l'environnement de ce village, plus j'avais le sentiment d'une solitude implacable, et aussi une désagréable impression d'être enfermé par ce manque d'horizon borné par les pentes abruptes recouvertes de forêt ; il fallait lever la tête vers le ciel pour trouver la respiration de l'espace, de l'infini. En observant le visage du prêtre, j'eus l'intuition que la solitude devait le questionner, alors, à brûle-pourpoint, je mis ce sujet sur le tapis et sa réaction confirma ce que je subodorais : oui, il lui arrivait de douter de l'utilité de sa présence, de considérer que sa solitude était parfois trop difficile à supporter, mais sa foi lui redonnait du tonus pour reprendre son bâton de pèlerin.
Au cours de la conversation, nous lui demandâmes s'il connaissait des villages Karen bouddhistes. Il nous indiqua une direction, un chemin à prendre derrière la petite école, après avoir franchi le cours d'eau. Mais il nous déconseilla d'y aller tout de suite, il y avait pas mal de kilomètres à faire dans la forêt. Sur ce, des enfants surgirent et vinrent le saluer. Le prêtre leur serra la main et leur parla karen. Ai-je besoin de préciser qu'il parlait couramment le karen, et bien entendu le thai ?
Nous le quittâmes vers 17 heures. L'ombre recouvrait tout le vallon. Le prêtre nous souhaita un bon retour, nous en fîmes de même en lui disant notre admiration pour sa vie et son courage.
Notre retour s'effectua à une allure sportive. Moins d'une heure plus tard, nous débouchâmes sur la route de Pai. Nous rencontrâmes le jeune patron de notre guest house, sur sa moto, qui nous avait vu sortir du sentier. Il s'arrêta pour nous demander si nous avions passé une bonne journée dans la montagne.Alors nous lui racontâmes le village Karen, le prêtre. Pourquoi n'êtes vous pas resté dans le village ? s'étonna-t-il.
Nous avions tout faux !............
RETOUR AU VILLAGE. (1)
A force de m'entendre parler de voyages, il me proposa de me rejoindre à Chiang Mai. Comme il n'était jamais sorti de l'Europe, il avait quelques inquiétudes à se coltiner l'Asie tout seul. Comme mes autres collègues, je savais très bien que sa motivation ne tournait pas autour de la culture thaïlandaise, de son mode de vie ou de ses paysages, car, en fait de culture, c'était celle de l'opium qui l'intéressait. Et aussi l'utilisation de bien d'autres produits illicites qui lui valurent, longtemps après, quelques lignes dans une rubrique de "Libération". Puisque je travaillais avec lui et que l'on se voyait tous les jours, j'acceptai nolens volens de lui servir, en quelque sorte, de guide afin de lui trouver un endroit où il pourrait jouer à "Tintin et le Lotus bleu" en toute sécurité. Et le village karen où j'avais rencontré le prêtre recommença alors à m'occuper l'esprit. Certes, c'était un village catholique, mais j'étais persuadé que des Karens continuaient à cultiver le pavot.
Et c'est ainsi que je me suis retrouvé, un soir de mai, deux ou trois ans plus tard, dans cette auberge aux chambres toujours aussi peu sympathiques, avec H... qui avait voyagé seul, pendant deux semaines, avant de me rejoindre à Chiang Mai. Sa première impression de la Thaïlande était totalement négative, il traitait les thaïs de voleurs - des gens qui cherchaient à le rouler en permanence. Ouh là ! Il me cita quelques exemples ; je compris vite que son rejet provenait d'une incompréhension mutuelle avec des thaïlandais qui ne parlaient pas un mot d'anglais. Le propriétaire de la guest house, lui, pratiquait très bien l'anglais, ce qui rasséréna H... qui put dialoguer avec lui sans problème le premier soir de notre arrivée - nous étions les seuls touristes. Et, je ne sais plus pourquoi, il nous parla longuement des amulettes bouddhistes - il y a même quelques magazines sur ce sujet, dont certains sont vendus dans les "7/11" ouverts 24h sur 24. Il nous affirma que Ronald Regean survivait à sa maladie parce que sa femme avait acheté une amulette très ancienne et très chère : 10 000 dollars ! Devant notre air sceptique, il nous donna des détails, et nous pûmes que reconnaître que Regean était toujours vivant - au fond, comme monsieur de La Palice qui, un quart d'heure avant sa mort, était toujours vivant. Ensuite, après avoir pris connaissance de notre intention de passer une nuit dans le village karen, il évoqua tous ces villages de plus en plus désertés par les populations ethniques qui allaient chercher du travail dans les villes. Les jeunes ne voulaient plus vivre dans la montagne, ils n'avaient que faire des traditions, et puis l'argent était plus facile à gagner en ville que dans un champ.
Le lendemain, j'avais dis à H... qu'il ne fallait pas se presser, nous avions le temps de traîner dans le hameau pour observer les arrêts des cars, les voyageurs qui débarquaient et se précipitaient à la recherche de toilettes, ou s'attablaient pour consommer quelque chose - quel silence lorsque le crépuscule survient, tout est fermé et seules de rares voitures particulières passent sur la route. Je comptais arriver vers les 16h dans le village karen, juste pour indiquer que nous avions l'intention d'y rester cette nuit. Vers les midi, nous vîmes cinq Israéliens, avec leurs sacs à dos, accompagné par un guide. Ah zut, ils vont peut être dans le même village que nous, me dit H... Après avoir fait leurs achats, ils disparurent dans la forêt.
Vers 14h, nous prîmes le sentier qui commence par une pente assez raide, et déjà H... caracolait devant moi. On se calme ! lui dis-je, profite du paysage ! Il avait plu la veille, une odeur fraîche de terre et de feuilles mouillées m'incitait à respirer à pleins poumons ; j'aime cette odeur, l'odeur de la terre thaïlandaise ! Mais j'étais un peu embêté, car j'avais pris l'habitude de marcher en sandales, alors que H... était chaussé de chaussures de randonneur aguerri. Il me considéra comme un type incongru ou inconscient, ou les deux à la fois, je ne sais plus, seulement, craignant sans doute de s'égarer, il s'obligeait à s'adapter à mon rythme. Et puis, il y eut ce passage dans une cuvette où passait un petit cours d'eau. Ici, les rayons de soleil ne traversaient pas l'épais feuillage, rien n'avait séché, les deux rives étaient donc bien boueuses. Déjà de l'autre côté, H... rigola. Vas-y, continue, dis-je. Tandis qu'il s'éloignait, je retroussai mon pantalon jusqu'aux genoux, et je m'avançai dans la gadoue, mes pieds s'enfonçant jusqu'aux chevilles, ensuite, une fois de l'autre côté, je repris ma marche, rapidement.
Comme je l'avais prévu, nous arrivâmes dans le village Karen vers les 16h. Leur église était toujours là. Des gens nous observaient avec bienveillance, des enfants s'approchaient de nous. Je ne sais plus combien de fois j'ai lancé "amautcheubeu", bonjour en karen ( je ne garantis pas la précision de la phonétique), en passant devant les baraques sur pilotis, en espérant que l'une d'entre elles nous offrirait un toit pour la nuit. Une femme nous interpella, elle nous fit signe de monter chez elle. Nous nous approchâmes. Derrière elle surgit un Israélien qui mit ses godasses à sécher sur la terrasse. Ainsi, les treks organisés logent chez cette famille, ce qui rebuta H... qui voulait à tout prix voir une habitation sans la partager avec d'autres blancs. Alors, on fit un signe de négation, avec forces sourires.
Bon, me suis-je dit, c'est le moment de sortir le sésame. J'ouvris mon petit sac à dos, et je m'emparai de la photographie sur laquelle je me trouvais en compagnie du prêtre, deux ou trois ans plus tôt. Et je la montrai à la première personne qui voulut bien s'approcher, en l’occurrence une gamine qui s'exclama aussitôt : "Salla" ! Ce son, le nom du prêtre, créa l'effervescence ; plusieurs personnes firent cercle autour de moi, et, après avoir jeté un coup d’œil sur la photo, me regardèrent différemment avec une sympathie proche du respect, me sembla-t-il. Une femme âgée, qui fumait virilement sa bouffarde, me tira par la manche de ma veste en coton et nous invita à la suivre. C'est bon, dis-je à H..., on est casés...
2- L'accueil d'une famille Karen
Lorsqu'on pénétrait dans cette baraque - sur pilotis comme toutes les autres -, on accédait dans un espace qui servait de lieu de rencontre et de cuisine. Le foyer, c'était juste de la terre sur le plancher, entourée de pierres, où on allumait le feu qui servait à chauffer l'eau et à cuisiner. Il y avait une ouverture rectangulaire sur la façade, mais sans volets. L'espace où les gens dormaient se situait cinquante centimètres plus haut, comme une habitation à part mais sous le même toit : on passait sous un chambranle (sans porte !), on entrait alors dans une pièce nue, assez spacieuse, éclairée par la lumière du jour qui entrait par une ouverture aussi sans volets. Ils nous firent signe de déposer nos affaires à cet endroit, ensuite ils nous apportèrent trois couvertures pour chacun d'entre nous. La nuit allait être longue sur ce sol en planches, il valait donc mieux plier soigneusement deux couvertures, les disposer l'une sur l'autre pour nous ménager un semblant de confort.
La sangsue
Je vais me laver les pieds, dis-je à H... Enfin seul ! Je descendis le sentier jusqu'au cours d'eau qui traversait le village. J'enlevai mes sandales, et j'entrai dans l'eau limpide avec un plaisir extrême. Dès que mes pieds furent nettoyés de la boue, une chose bizarre attira mon attention : je vis une sorte de feuille noire qui semblait coller sur ma cheville gauche, alors, machinalement, je plongeai la main dans l'eau et arrachai ce que je croyais être une simple feuille qui avait suivi le courant. Une vive douleur me renseigna tout de suite sur cette chose : c'était une sangsue ! J'étais furieux ! J'en avais déjà chopé une dans un trek organisé, des années auparavant, mais ce jour là j'avais eu la possibilité d'utiliser un briquet pour m'en débarrasser facilement, sans conséquence.
Je sortis de l'eau, bien embêté. Merde ! Ça saignait pas mal ! Je remis mes sandales, et je tamponnai ma cheville avec un mouchoir en papier, puis j'appuyai fortement une fois, deux fois, mais rien à faire, la sangsue avait bien fait son travail. Arrivé devant la baraque, je mis mon pied sur une des trois petites planches ( en guise d'escalier, mais ça ressemble plutôt à un escabeau inamovible), et je recommençai ma dérisoire opération en vue de stopper cette petite hémorragie. Sur ce, surgit notre hôtesse qui fumait toujours sa pipe. Je lui montrai ma cheville. Elle se pencha un peu, très intéressée, puis elle me fit signe de ne pas bouger, ensuite elle disparut aussitôt dans la baraque. J'attendis deux, trois minutes, elle réapparut et elle me tendit une matière brune, humide : du tabac ! Je ne sais pas si elle l'avait trempé dans l'eau ou mâché, mais je compris que je devais le mettre sur la plaie. Et je le fis, en le maintenant bien appliqué sur ma cheville - toujours sur la surveillance de la fumeuse de pipe. Au bout d'un moment, elle me tendit la main afin de récupérer son emplâtre bizarre. Je l'enlevai donc et le lui rendit...
...Nom de dieu ! Je ne saignais plus ! C'était comme si je n'avais rien eu !
3- Invitation pour une messe
H... avait déjà préparé son matelas de couvertures. Je lui racontai ce qui m'était arrivé. Il jeta un coup d’œil sur ma cheville et constata le bien fondé de mon anecdote. Bon, maintenant, que fait-on ? me dit-il. Le genre de question qui m'insupporte au plus haut point. J'arrangeai mes affaires, mit en évidence ma lampe électrique pour cette nuit, et décrétai que nous allions vadrouiller entre les baraques du village, voir, parler, sourire, deviner, comprendre, enfin se montrer, quoi !
Les hommes étaient revenus de leurs champs, ou peut être d'une discrète culture de pavots, cachée dans la forêt, en tout cas il y avait plus de monde que tout à l'heure. Trois adorables petites filles, vêtues de leurs tuniques blanches, étaient assises sur les marches de leur demeure, elles nous regardaient déambuler en souriant. Nous nous approchâmes. Bonjour, bonjour, dis-je en karen, et elles répondaient de même en s'esclaffant. A ma grande surprise, elles avaient toutes un prénom qui commençait par A, comme, par exemple, Anastasia ! Derrière cette baraque, un peu plus haut, il y avait celle des Israéliens. Ils n'en bougeaient pas. Leur guide devait s'occuper de tout, ou alors ils n'osaient pas se mêler aux autres.
Après cinq, dix minutes d'errance, un jeune vint me parler en faisant de grands gestes vers la sortie du village. Je ne compris qu'un seul mot : "Salla". Je le suivis. Il se dirigeait vers leur église. Lorsque je vis tous ces gens qui paraissaient m'attendre, j'eus une petite appréhension. Il y avait là une trentaine de personnes, hommes et femmes, qui portaient tous une tenue propre, comme s'ils s'étaient endimanchés pour moi. Les femmes s'écartèrent pour me laisser monter sur la terrasse où, devant la porte grande ouverte de l'église, les hommes m’accueillirent en souriant, avec le bonjour en karen. Bon, me voici dans la panade, quelle est la suite, qu'attendent-ils de moi ? Oh non ! pourvu qu'ils ne me prennent pas pour un curé ! L'intérieur me parut - à tort - immense : un simple crucifix cloué sur la paroi du fond et juste une table devant, et rien d'autre, le vide absolu, à m'en donner le vertige ! Tous ces visages tournés vers moi, il me fallait agir ! Alors j'entrai dans la salle à pas comptés, je me dirigeai vers la croix en ayant l'impression de marcher sur des œufs. Je sentais physiquement tous les regards qui m'observaient, me jaugeaient ; mes omoplates se contractèrent ; j'essayai de me remémorer comment on fait le signe de croix, accompagné peut être d'une génuflexion ? Surtout ne pas commettre d'impairs, nom de nom tout se bousculait dans ma tête ! Puis, devant la table et le crucifix, j'eus l'étonnante impression de replonger dans mon enfance, des images du Petit Séminaire surgirent de ma mémoire, elles défilèrent rapidement, incroyablement nettes, précises. Et ce n'est pas sans une certaine émotion que je fis ce que je n'avais plus fait depuis une quarantaine d'années : une génuflexion, ma foi fort réussie, synchronisée avec un signe de croix savamment exécuté.
En me retournant, j'appréciai les visages ravis, sauf celui de H... qui affichait une incompréhension, une gêne. Ainsi, il m'avait observé comme les autres. Les karens ne bougeaient pas, quelque chose me disait qu'ils attendaient de voir le comportement de H... Il faut que tu fasses exactement comme moi, lui dis-je. Il refusa, il n'en était pas question ! En arborant un air tranquille, je lui dis, sans élever la voix, mais fermement : tu as intérêt à le faire car ils sont en train de nous regarder, et puis comme tu as tourné sept fois autour du chedi du Doi Suthep ( à 12 klm de Chiang Mai), avec une fleur de lotus dans les mains, tu peux donc satisfaire, sans te ridiculiser, tous ces gens qui attendent de nous un comportement correct.
H... expédia sa génuflexion et son signe de croix.
J'eus l'impression que ce fut le signal espéré, les hommes commencèrent à entrer tranquillement, certains avaient dans la main un livre - cela m'avait échappé. Ils s'assirent par terre, à la droite du crucifix et nous invitèrent à faire de même, tandis que les femmes entraient à leur tour et prenaient place sur la gauche. Certaines avaient les mêmes livres que les hommes. Le karen qui était à côté de moi ouvrit le sien, tourna des pages. Une fois que tout le monde fut installé, le silence emplit la salle, un silence annonciateur de je ne savais trop quoi. H... avait trouvé place dans le rang devant moi, je l'observais, j'étais certain qu'il se demandait aussi ce qui allait se passer...
4- Transcendance
Alors une voix s'éleva, une voix profonde, émouvante. Le chœur des hommes prit le relais aussitôt, puis ce fut au tour des femmes de se joindre dans une merveilleuse harmonie. D'emblée, une sensation étrange m'étreignit, étrange parce qu'inconnue, ou alors ressentie en d'autres occasions mais rejetée par mon esprit sans que je m'en rende compte. Avec le recul, je donnerais le nom de spiritualité à cette sensation qui commençait à m'envelopper, à m’élever dans une autre dimension. Bon sang ! J'avais la chair de poule, je frissonnais ! Tout mon être écoutait ce chant, ce cantique, attentif à ne pas en perdre une miette, il fallait qu'il s'imprègne à jamais de ce moment que je ne pouvais enregistrer ou filmer - et c'était beaucoup mieux ainsi ! Je me penchai sur le livre de l'homme qui était à côté de moi, j'essayai de suivre les mots que je ne comprenais pas, mais seule la musicalité des voix me rendait si aérien au point que je ne faisais plus attention à l'inconfort du sol si dur, alors j'abandonnai la page remplie de mots karens pour ne plus m'attarder sur un détail quelconque, ni penser à quoi que se fut, comme si je devenais un pur esprit, lavé de toutes pensées parasites, débarrassé de son corps encombrant.
Lorsque le chant s'arrêta, il y eut un silence étourdissant. Quelques secondes plus tard, un autre reprit du côté des femmes, rejoint cette fois-ci par les voix des hommes. Je repartis dans une agréable sensation de flotter dans l'espace, au point que je ne saurais dire combien de temps dura cette cérémonie, combien de cantiques chantèrent les karens, mais ce dont je suis sûr c'est que jamais je n'aurais imaginé vivre un moment pareil dans une baraque qui servait d'église pour un village d'une ethnie de la Thaïlande, au creux d'un vallon aux pentes recouvertes de forêts. En écrivant ces lignes, je me réalise l'impossibilité de recréer, de partager cette scène qui apparaîtra pour d'autres sans doute banale, mais qui fut pour moi exceptionnelle, intense, et désormais inoubliable.
Les livres furent refermés, petit à petit les karens se levèrent. Ils affichaient tous une mine sereine, un vague sourire se dessinait sur leurs lèvres, on aurait dit qu'ils revenaient du paradis promis par le missionnaire. La figure de H... me stupéfia, il semblait transfiguré ! J'étais certainement dans le même état. Alors, lui dis-je, comment tu te sens ? C'est incroyable, dit-il, ils ont fait ça rien que pour nous ? C'était une bonne question, je pensais que oui car si je n'avais pas montré la photographie, nous n'aurions certainement pas eu la chance de vivre cette cérémonie. En plus, ils avaient laissé les Israéliens dans leur baraque, donc... J'ai bien fait de t'accompagner, me lança H..., tu as le chic de tomber dans des trucs pas possibles !
Sous l'auvent de l'église, des karens restaient pour nous saluer, sourire, nous serrer la main, puis chacun regagna sa baraque. Le crépuscule avait envahi le vallon, la forêt qui encerclait le village devenait oppressante dans la pénombre...
5 La nuit chez les Karens
... Chez nos hôtes, seul le feu du foyer éclairait l'intérieur. Tout autour, des femmes mangeaient leur riz et leurs ombres dansaient sur les parois. Dehors, c'était maintenant une nuit d'encre. Assis dans notre espace attribué, on observait en espérant ne pas être oubliés ; nous avions faim ! Ce fut autour des hommes de manger - en fait, je ne me souviens plus de l'ordre, mais nous avions constaté qu'il y avait plusieurs services, bien ciblés, ainsi nous eûmes l'impression que les membres de cette famille - disons, cette parentèle - ne mangeait pas ensemble, comme si c'était plutôt un ordre "générationnel".
Une femme finit par déposer devant nous deux méchantes assiettes en fer blanc, remplies de riz et d'un peu de légumes, avec sur la nourriture deux cuillères - aussi en fer-blanc. Nous avions faim, et ce fut délicieux. Lorsqu'on se trouve dans ce genre de circonstances, on ne mégote pas, on ne chipote pas, tout nous parait bon ! Ensuite, on nous apporta du thé, ou plutôt de l'eau chaude qui avait vaguement le goût d'un thé fumé, mais, encore une fois, quel régal de se désaltérer !
On nous débarrassa de nos couverts. Les femmes, certaines avec un enfant dans les bras et les hommes s'installèrent autour du feu comme pour entamer une veillée. Ils parlaient doucement, riaient parfois. Une douce tranquillité régnait dans cette demeure qui, pour nous, nous renvoyait dans un moyen âge fantasmé. Vivre ça, en fin cette fin du XX e siècle, c'était vraiment incroyable, oui, mais bon, vu que nous n'étions que de passage, nous pouvions apprécier sans pour autant se dire que l'on vivrait ici toute l'année - et c'est là que l'on pense à l'eau courante dans nos maisons, l'électricité à portée de main, à tout notre confort que l'on croit définitif, normal.
De la nuit surgissaient des visiteurs, ils ne restaient pas longtemps ; nous étions la curiosité dans cette baraque. Puis vint un homme qui s'assît à côté de nous, il nous fit comprendre que nous avions la possibilité de fumer de l'opium chez lui. H... me demanda si je venais avec lui. J'avais déjà fumé de l'opium dans des villages karen et akha, je ne voyais donc pas l'utilité de l'accompagner. Je prenais aussi en considération cette famille qui nous avait accueillis ; peut être avais-je tort, mais je me demandais si ce ne serait pas une offense pour elle si nous désertions tous les deux leur maison juste pour aller fumer de l'opium ? Que penserait-elle de nous ? Je n'oubliais pas que nous étions dans un village catholique !
Puisqu'il était venu pour s'essayer à l'opium, H... n'hésita pas à suivre l'homme, muni d'une torche électrique.
Seul dans mon coin, à l'écart du feu qui brûlait toujours, une plénitude, différente de la cérémonie, me rasséréna et me procura un bien être fort inattendu, inespéré dans ces conditions. D'ailleurs je ne pensais plus rien, mon regard se concentrait sur les flammes, j'étais dans une éternité puisque j'étais en dehors du temps, dans un ailleurs où personne ne me dérangerait. Bien vite, un karen me fit signe de venir m'assoir au milieu d'eux. Ils se serrèrent l'un contre l'autre pour me faire une place. Ainsi, faisant partie de leur cercle, j'atteignais un bonheur inouï. Je regardais autour de moi ces visages d'hommes et de femmes qui ne vivaient pas (pour combien de temps encore ?) sous l'emprise sacro-sainte des marchés, qui ne possédaient pas de cartes bancaires, ni de télévisions, et qui, bon dieu, semblaient heureux de vivre. L'homme qui m'avait invité autour du feu jouait avec un petit garçon. Il parlait avec la femme sur sa gauche - son épouse ? Tous les deux me regardèrent avec sympathie, puis l'homme s'adressa à moi. Avec quelques mimes, quelques mots de thai, et beaucoup de mots karen auxquels je n'entravais rien, il me fit comprendre qu'ils appréciaient ma présence ici, car ils connaissaient bien sûr la raison de l'absence de H... Il y avait chez eux une gentillesse, une empathie, une exigence de vivre dignement, ils ne jugeaient pas H..., ils ne comprenaient pas, tout simplement. Et moi je me sentais en osmose avec eux, j'avais même ce sentiment bizarre que nous communiquions par télépathie, que nous surmontions la barrière des langues. Nous nous parlions dans un silence partagé.
J'entendis quelqu'un tousser. De l'autre côté du feu, des gens étaient allongés, je ne les avais pas remarqués dans cette pénombre. Une figure ridée sembla surgir d'une tombe, la lueur des flammes en dessina le contour : c'était la vieille à la pipe ! La nuit reprit son visage, il disparut comme par un enchantement macabre. La vieille se recouchait, tout simplement. Et la veillée continuait. Je n'avais pas besoin de fumer de l'opium, le calme et la sérénité m'étaient donnés par le cercle des karens. H... finit par revenir, il s'étonna de me voir assis autour du foyer. Les gens se serrèrent pour lui faire une place. Il raconta un peu sa fumette, le peu de plaisir qu'il en avait tiré - l'opium n'est pas hallucinogène, pour les éléphants roses on repassera ! Puis, l'homme qui m'avait invité à m'assoir parmi eux, nous fit signe que l'extinction des feux approchait.
Allongé sur mes couvertures, mon dos éprouvait la dureté du plancher. Je jetai un coup d’œil à ma montre. 9 heures ! Bon sang, la nuit va être longue, me suis-je dit. Quelques minutes plus tard, le feu éteint nous plongea dans la nuit complète, et les chuchotements, les murmures entre des hommes et des femmes, les petits rires vite étouffés, nous accompagnèrent longtemps au grand plaisir de H... qui s'amusait beaucoup. Ils communiquent vachement, ça m'épate, me dit-il. Dame, ils n'ont pas la télévision ! Ni radio, ni journaux ! Il ne leur reste plus que les relations humaines pour meubler leurs longues soirées, et nous, il ne nous reste plus que la télévision et nos appareils numériques pour être toujours connectés.
6 - Départ matinal
Lorsque nous sortîmes de nos couvertures, il était environ 8h du matin, et un silence de bon aloi régnait dans la baraque. A l'aube, entre deux sommeils, j'avais vu quelqu'un rallumer le feu. Je me souvenais aussi de quelques paroles à peine perceptibles, peut être étais-je en train de rêver, en tout cas je ne les les avais même pas entendus se déplacer sur le plancher ; les Karens s'étaient sans doute préparés pour partir dans la forêt où ils travailleraient sur leurs cultures, dans des zones déboisées connues d'eux seuls.
Devant le foyer éteint, mais on pouvait encore chauffer de l'eau sur les braises, un homme s'activait. De temps en temps, il jetait un coup d'oeil par dessus son épaule, juste pour voir où nous en étions. Il préparait apparament du thé. Bon, nous ne partirons pas le ventre vide ! Un long parcours nous attendait. Je comptais refaire ce que nous avions fait, avec mon ami, le lendemain de notre rencontre avec le missionnaire, il y avait trois ans déjà. En effet, nous étions revenus le lendemain matin pour le revoir, mais il avait pris la piste aux premières lueurs. Dans l'école du village, l'institutrice thailandaise, qui s'occupait de quatre petits, nous incita à retenir le nom du village karen bouddhiste dont nous avait parlé "Salla". Elle s'inquiétait : surtout ne prenez pas de piste qui remonte vers le nord ! Nous avions fait ce trajet à travers la forêt et la montagne sans nous égarer. Une femme, d'une ethnie autre que karen, portant une hotte en osier, chaussée de bottes en caoutchouc, et arborant un sacré coupe-coupe, nous avait confirmé que nous étions sur le bon chemin.
Notre petit déjeuner fut luxueux : du thé (on m'a bien compris, ce n'est évidemment pas en sachet), du riz, et surtout un oeuf dur chacun. Vint le moment délicat de quitter cette baraque qui nous avait si bien accueilli. Moralement, nous ne pouvions partir sans laisser un peu de monnaie, ils nous avaient nourri sur leur réserve. H... était anxieux. Je lui avais dit que nous laisserions 30 baths chacun. Quoi, c'est tout ? Je lui expliquai ce qu'ils allaient pouvoir s'acheter avec 60 baths dans le bourg d'où nous venions. J'étais persuadé que les guides ne laissaient pas autant par personne. Alors, je donnais le premier mes 3O baths. Le Karen prit les billets et les mit dans la poche de sa veste. H... s'avança, il tendit ses 30 baths. L'homme, occupé à remettre des feuilles de thé dans sa bouilloire toute noire, se retourna et sembla surpris devant le geste de H... Il prit les billets, les regarda. H..., toujours à cran, lui demanda en anglais si ce n'était pas assez ? L'homme sourit, il avait l'air très satisfait. Oui, j'étais plus que convaincu que les organisateurs de treks ne donnaient pas beaucoup dans les villages ethniques. Allez, dis-je à H..., n'insiste pas, tu vois bien qu'il ne parle pas anglais !
Nous partîmes sur le chemin que nous avions foulé avec mon ami, trois ans auparavant. En fin d'après midi, nous arrivâmes aux sources d'eau chaude, à trois/quatre kilomètres du bourg où se trouvait notre guest house. Nous tombâmes sur un trek qui s'apprêtait à prendre, en sens inverse, le même chemin que nous. Il y avait pour le conduire, un guide et deux porteurs thais, et les clients étaient tous Français. Je marchais devant H... et un Karen qui, en cours de route, en pleine forêt, se mit à nous suivre, ce qui me donnait l'impression d'être leur guide à tous les deux. Le thaï m'arrêta, fort surpris. Logiquement, pour lui, c'était le Karen qui devait ouvrir la voie. Il me demanda en souriant où se trouvait notre guide, je lui répondis avec un sourire identique que le guide c'était moi. Alors il s'adressa au Karen, tandis que des Français s'approchèrent de nous. Où est votre guide ? s'inquiétaient-ils. Je fis la même réponse. Ils nous dirent qu'ils allaient dormir dans le village karen bouddhiste où nous étions passés vers les midi. On leur parla de celui où nous avions dormi, de l'église en bois. Ils nous détaillèrent avec des yeux de merlans frits.
Plus tard, on m'informa qu'il y avait une loi thailandaise qui interdisait aux étrangers de se balader dans la montagne sans un guide thai. D'où la surprise du guide que nous avions croisé. Apparemment. En fait, je n'ai jamais eu une confirmation de cette loi, peut être existait-elle (existe-t-elle aujourd'hui ?)par mesure de précaution ? En tout cas, après notre rencontre avec le prêtre, mon ami et moi nous n'avions plus jamais hésité pour aller dormir dans les villages de montagne - surtout chez les Akhas, nuits blanches garanties avec les cochons noirs sous la baraque, et les coqs qui ne cessaient de se défier bruyamment jusqu'au crépuscule.
Epilogue
Une fois rentré à Paris, H... replongea avec soulagement les volutes odoriférantes de marie-jeanne. Il ne voyagea plus, et il oublia vite la Thaïlande.
Ce ne fut pas mon cas ! Ainsi, le mois de décembre de cette même année, je repris l'avion, direction Bangkok, pour la... il y a belle lurette que je ne compte plus !