Le restaurant des "Gentils"
(2)La veille de partir, je suis passé les voir vers 15h. Il n'y avait personne dans le restaurant. Elle a surgi de la cuisine, étonnée de me voir à cette heure. Alors, avec des pincettes, je lui ai demandé si ils pouvaient me garder quelques affaires - j'étais prêt à recevoir un refus pour diverses raisons, cela ne m'aurait en aucun cas déstabilisé. Sa réaction a été instantané : oui, bien sûr ! Et même ravie de me venir en aide ! Son mari est arrivé à son tour , visiblement après une sieste tant il m'a paru amorphe - mes derniers jours se déroulèrent sous une forte chaleur et la chape d'une pollution exceptionnelle... de quoi fatiguer tout le monde ! Aussitôt, elle lui annonça qu'ils allaient me garder quelques affaires, cela le réveilla complètement, il retrouva son sourire : avec plaisir Jon ! (j'ai renoncé à me faire appeler par mon prénom, le "r" est imprononçable pour eux). Je viendrai manger ce soir, leur dis-je. Valait mieux avertir car s'il n'y avait pas de clients, ils fermaient après 19h.
A la nuit tombée, les rues du quartier du Kholoï sont quasiment désertes et faiblement éclairées, silencieuses. Quelques rares commerces ou boutiques restent ouverts en espérant un client alors que la plupart des habitants sont postés devant leur écran de télévision ; de temps en temps un livreur de repas passe rapidement sur sa moto, c'est un quartier vraiment calme à environ un kilomètre du centre ville.
Chez les "Gentils" aucun client. Je suis allé devant l'entrée de leur cuisine pour les saluer. Ils étaient en train de préparer une commande. Ils me demandèrent si ma valise était prête pour demain, si j'avais rendu la moto, si j'était content de rentrer en France... Ni content, ni malheureux, après tout je ne rentrai pas pour reprendre le boulot, et puis ces températures qui frôlaient les quarante degrés ainsi que la pollution persistante avec son taux effarant de "P.M. 2,5" n'incitaient pas à rester dans le nord de la Thaïlande -les thaïlandais prennent de plus en conscience de la dangerosité de ces "P. M. 2,5". Après quelques minutes de discussion, ils m'ont demandé qu'est-ce que je voulais manger. Surtout pas de plat chaud ! faites moi plutôt une salade, dis-je, en prétextant la température. Alors, avec un grand sourire, elle m'a décrit une salade qui, en fait, se trouve sur le menu : crevettes, salade verte, nouilles très fines, presque translucides -les "glass noodles"- tomates, oignon, coriandre, basilic... Les préparation demande du temps car il faut laisser refroidir après la cuisson des crevettes et des nouilles. C'est un des plats le plus cher sur la carte : 120 baths ! Autrement dit 3€50 ! En général, dans les restaurants populaires ou sur les trottoirs des marchés de nuit, les bons plats courants coûtent en moyenne 1€50 !
Une dizaine de minutes plus tard, me voici attablé devant cette salade rafraîchissante et gouteuse. J'ai commencé à la manger tranquillement en regardant la rue dans cette chaude nuit thaïlandaise. La lumière de la salle du restaurant éclairait la rue sur quelques mètres, la rendant ainsi moins sombre qu'en dehors de son périmètre où seuls quelques lampadaires aux lumières jaunes permettent d'échapper à la nuit noire. Atmosphère dépaysante, étrange, pour quelqu'un qui débarquerait de sa ville occidentale, inondée de lumière électrique à la tombée de la nuit. Mais, en fin de compte, on s'habitue à tout, on s'adapte... sinon on reste chez soi !
Un jeune couple de "farangs" entra dans la lumière du restaurant, de l'autre côté de la rue. Ils arrivaient de la droite, donc ils devaient loger au "Legend", le "resort" de luxe au bord de la rivière Kok. Tout en marchant, ils tournèrent la tête vers le restaurant, ralentirent un peu comme si ils hésitaient à y entrer. L'être humain se départit difficilement de son instinct grégaire, lorsqu'il passe devant un restaurant où il n'y a personne, il n'entrera pas ; quand il y a un client, ça rassure. Même pas deux minutes plus plus tard, les revoilà et ils entrèrent pour s'attabler derrière moi. Les "gentils" surgirent de la cuisine, leur présentèrent la carte. Ils se partagent bien les rôles, lui fait l'article et elle... elle prend la commande. Une fois tout réglé, le couple se mit à discuter... en français ! Mais je ne me sentis pas obligé de me signaler tout de suite, de poser les questions habituelles : oh ! vous êtes français? Vous venez d'où? Ouh là ! me suis-je dis, mangeons d'abord, discutons ensuite. A un moment donné, je me suis levé pour aller remplir mon verre d'eau : dans la plupart des restaurants thaïlandais, il y a un endroit où trônent un récipient contenant de l'eau, une sorte de fontaine, et une glacière remplie de glaçons (il y a toujours un livreur de glaçons dans des sacs de jute qui fournit les commerces) , ainsi qu'une boite, ou un grand verre, pleins de pailles parce que les thaïlandais ne boivent jamais à même le verre ou n'importe quel contenant. Après avoir rempli mon verre, je regagnai ma table en passant devant la leur et je les entendis parler de leur envie de boire, de se désaltérer, alors je me suis arrêté pour leur expliquer le système. Ils furent surpris. Evidemment, dans les restaurants des grands hôtels, on vous servira à table toutes les boissons que vous aurez commandé, mais chez les "Gentils" on vous l'apportera si vous avez commandé un soda en bouteille ou une canette sortis tout droit d'un vieux frigidaire rarement dégivré...
Mon repas terminé, je me suis levé pour discuter avec le couple de français. C'tait leur première fois en Thaïlande dans le cadre d'un voyage de noces ! Ils ne se contentaient pas de visiter des temples, musées, ou autres sites, ils n'hésitaient pas à se balader dans des endroits où il n'y a à voir de touristique à part la vraie vie quotidienne des thaïlandais, à tenter de leur parler malgré la barrière de la langue et, malgré tout, toujours trouver une personne qui comprendra et fournira le renseignement demandé. Notre discussion dura une dizaine de minutes environ et comme on approchait des 20H, je les informai qu'il était temps de partir puisqu'il n'y avait plus de clients, la probabilité d'en avoir d'autres à cette heure là me paraissait quasi nulle, et les "Gentils" souhaitaient sans doute baisser le rideau de fer de leur restaurant.
- Allez payer en premier, dis-je, je vais leur faire mes adieux.
La jeune femme avait aussi consommé la même salade que moi. Madame "Gentil" compta donc 120 baths auxquels elle ajouta le plat du mari et la somme totale, en la regardant d'un point de vue occidental, était vraiment dérisoire. Les Français s'en allèrent sous les remerciements empressés des "Gentils", je leur souhaitai le meilleur possible pour l'avenir, et ce fut à mon tour de payer. Je posai sur la table 120 baths mais, à ma grande surprise, madame "Gentil" me dit en souriant : non, non, c'est le prix pour les thaïlandais, pour toi c'est discount : 90 baths ! Le monde à l'envers ! Cela me toucha, tous les deux me regardaient avec bienveillance, leurs sourires n'avaient rien de comparable avec le fameux sourire thaïlandais qui n'est qu'une crispation des zygomatiques. Elle prit mon billet de 100 baths, me rendit celui de 20 avec une pièce de 10 baths et, avec son mari, ils continuèrent à me questionner sur mon voyage de retour, sur tous les avions que je devrais prendre : Chiang Rai/Bangkok ; Bangkok/Taipeh ; Taipeh/Paris...
Ils n'avaient jamais pris l'avion !
Nous n'étions pas pressés de nous dire au revoir - un "au revoir" qui sonnait pour moi comme un potentiel adieu. Elle me demanda à quelle heure je partais demain matin. Oui, il faut que je me lève de bonne heure, alors je dois y aller, dis-je. Soudain, je n'en crus pas mes yeux, le visage de madame "Gentil" rosit légèrement, afficha une tristesse inattendue, oh juste une seconde, une ombre vite dissipée, et puis le sourire revint aussitôt - les thaïlandais sont pudiques, ils s'efforcent de dominer leurs émotions, et surtout de ne pas perdre la face.
Alors je suis parti, je me suis retourné deux fois en quelques mètres avant de sortir du restaurant et de plonger dans la nuit du Kholoï, comme si je voulais imprimer à jamais dans ma mémoire les "Gentils", toujours devant leur cuisine, peut être contents de constater que je ne partais pas en leur tournant le dos. J'ai encore dans les oreilles le son de leur voix qui me lançaient...
Chok dii ! Chok dii !
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(voir la photo du restaurant)
Maadadayo !