Une femme anglaise
Chian House est comme une auberge espagnole, avec une clientèle d'habitués qui viennent hiverner, ou faire une étape. Ainsi, j'ai revu le Russe, rondouillard et affable, toujours en short ; ce Français discret, jusqu'à n'être qu'une ombre qui passe rapidement, il semble ne vouloir parler qu'en anglais, porte tous les jours son polo bleu, et il reste planté des journées entières devant son ordinateur ; il y aussi le Belge d'origine arménienne, il est revenu depuis deux semaines de Birmanie... et ça s'entend ! Je n'oublie pas cet Australien très brun, d'origine Calabraise, on pourrait le prendre pour un homosexuel mais il vit avec une Thaïlandaise dont la principale activité consiste à regarder la télévision et à manger, d'ailleurs elle paraît toujours avec un paquet de "chips" dans les mains, parfois un yaourt, et je l'ai même vu une fois grignoter sur le scooter derrière l'australien, bref, il semblerait que ses mandibules ne cessent de s'activer. Il y a aussi un type avec qui je ne communique jamais, d'ailleurs j'ai bien fait comprendre que je ne pratique pas l'anglais, ce qui me laisse du temps de libre, mais, tout de même, c'est fort dommage de ne pas parler anglais couramment.
Je l'ai vue pour la première fois au mois de mars, elle prenait le soleil devant la piscine de Chian House, en compagnie d'un vieux monsieur. Comme je l'entendais parler anglais, je lui ai jamais adressé la parole. Vers la fin octobre, quelle ne fût pas ma surprise de la revoir : le vieux monsieur était toujours avec elle, et il y avait en plus... cinq enfants !!! Tous aussi beaux les uns que les autres ! Bon, faut dire qu'elle n'est pas moche, loin de là. Elle a quatre filles et un garçon, dont l'âge s'échelonne (au jugé) de trois à douze ans. Quelle âge peut elle avoir, cette Anglaise... ? Je dirais dans les quarante cinq printemps, je dis printemps car son corps ne porte pas les marques de ses cinq grossesses : elle reste une charmante jeune femme pleine d'allant, énergique, incroyablement courageuse car il en faut du courage pour partir à l'étranger avec ses cinq enfants, de véritables piles électriques, et veiller sur eux en permanence.
La femme Anglaise a fini par quitter Chian House. En effet, elle a loué une grande maison avec cinq chambres et toilettes pour 7000 baths par mois (1€=40 baths). Avant qu'elle ne parte, je n'ai pu m'empêcher de lui dire mon admiration au cours d'un petit déjeuner, le seul moment de la journée où je côtoie les résidents car la plupart du temps, pour le reste, je me retrouve au milieu des Thaïs. La femme Anglaise m'a regardé avec ses beaux yeux bleus, et moi j'ai bien remarqué sa fatigue sur son visage. Alors je lui ai dit que de la voir en voiture, à moto, toujours sur la brèche avec ses cinq mômes, eh bien cela m'épatait ! Elle m'a remercié avec un grand sourire, un vrai, pas un sourire à la thaïlandaise, et peut être que cela lui a donné de l'énergie pour la journée.
Ce que je sais de la femme Anglaise, je le dois au Belge d'origine arménienne qui a pour elle, il ne l'admettra jamais, le béguin. C'est lui qui nous a annoncé que le vieux monsieur est son père. Oui, mais le père des enfants ? Il travaille en Chine, il ne va pas tarder à rejoindre sa famille.
La famille anglaise a quitté Chian House début décembre, et le Belge ne joue plus avec les enfants. Tu as raté ta vocation de père, lui ai-je dit.
On commence à voir le mari de l'anglaise, il a la tête d'un fonctionnaire international avec ses fines lunettes métalliques et ses cheveux gris coupés court. Car, de temps en temps, ils passent à Chian House, surtout pour la piscine, mais aussi pour sans doute demander des conseils et entendre des suggestions de la part de la patronne à propos de leur installation en Thaïlande. Ainsi, l'autre jour, c'est d'abord l'Anglaise qui est venue avec ses trois plus grandes filles, puis son mari est arrivé avec le garçon et la petite dernière. Les trois filles ont de l'énergie à revendre, elles ont couru, hurlé, elles se sont envoyées de l'eau dans la figure, elles ont plongé dans la piscine jusqu'à la faire déborder. Ce jour là, j'ai pris la moto en même temps que l'Anglaise prenait la sienne pour repartir vers sa maison. Quand je suis arrivé, les deux grandes filles étaient installées derrière elle, la plus petite qui arborait une fleur rouge dans ses cheveux était devant, comme une enfant thaïlandaise. L'Anglaise avait déjà mis son casque, ses lunettes de soleil, et dès qu'elle m'a vu elle a souri, elle a souri parce que je devais afficher un air ébahi de la voir en un tel équipage. Elle a dû pensé qu'elle m'avait encore bluffé par sa capacité d'adaptation, oui, certes, mais il y avait plus que ça, et je suis sûr qu'elle n'imaginera jamais ce qui m'a incité à lever le pouce : une grande émotion esthétique !
Les visages de ses filles resplendissaient de santé, de joie de vivre, leurs cheveux mouillés brillaient sous le soleil, et la mère épanouie, prête à démarrer sur sa moto jaune, était comme un ange bienveillant, protecteur, avec qui rien de grave ne pourrait arriver. Cette famille anglaise m'offrait l'image solaire du bonheur, une vision de toute beauté, exactement comme dans un film ou une publicité, alors, en les voyant ainsi, je n'ai pu que faire, en levant le pouce : "wahou !" ! Oh la fierté de l'Anglaise ! Son sourire radieux ! Comme le dernier coup de pinceau d'un grand peintre sur ce tableau idyllique ! Et elle a signé son oeuvre avec un accent charmant :
- Ô reûvoirrr ! m'a t-elle dit
Maadadayo !