Le rire de Ndeye Djembery (Sénégal, 1982)
J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante,
Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux.
Baudelaire
Je n'en reviens pas ! Je me rappelle toujours de son nom, et je crois que je ne ne l'oublierai jamais : Ndeye Djembery ! Depuis cette année là, je dis toujours que les femmes Oualof sont les plus belles du monde, et Ndeye Djembery était l'une d'entre elles, d'une classe folle, d'une élégance incomparable, une grande liane qui portait ses boubous magnifiques telle la reine d'un royaume mystérieux . Lorsque nous marchions à côté d'elle, nous ne savions jamais où nous mettre, quelle contenance prendre, comment accorder notre pas au sien, d'une lenteur savante et noble, bon sang, nous avions l'impression d'être les gnomes, oui, encore une fois, d'une reine qui nous tenait en laisse par sa beauté et son charme, sa douceur, et ses senteurs délicates de fraîcheur et de parfums subtils.
Je ne me rappelle plus qui, de l'ami ou moi, a choisi, ou du moins eut l'idée de voyager au Sénégal.
Après Dakar, nous arrivâmes à M'Bour où une odeur de poisson séché nous accueillit - on finit par s'habituer. Mais où dormir ? Ce fut le serveur d'un restaurant qui nous proposa une chambre, dont le prix nous parut correct. Il nous amena dans une rue non goudronnée, plutôt sablonneuse. Et nous voici devant chez Ndeye Djembery. Il y avait deux petits bâtiments de plein pied, disposé en L inversé, avec les toits en tôle ondulée, une cour où s'égayaient des volatiles. Sur la droite, à l'abri d'un auvent, elle était là, assise sur sommier, en train de lire un livre de poche. D'emblée, je fus intéressé, intrigué par cette grande et fine jeune femme qui lisait. Mais que lisait-elle ? " Le pull-over rouge" de Gilles Perrault ! Je m'attendais à tout, sauf à ce livre qui raconte l'affaire Ranucci - condamné à mort et exécuté à Marseille sous Giscard d'Estaing. Elle se leva, intimidée, parla en oualof avec le gars qui nous avait conduit chez elle, et nous montra la chambre : deux matelas posés sur le sol en ciment, vu direct sur le toit en tôle ondulée puisqu'il n'y avait pas de plafond. Nous acceptâmes, après quelques hésitations compréhensives, même le prix réitéré par le serveur et cela sembla gêner Ndeye. Elle ne mit pas longtemps à nous expliquer, à sa grande confusion, que nous étions les sous-locataires du gars : il lui payait la moitié de notre prix ! Nous la rassurâmes, bien que nous l'avions mauvaise, et nous décidâmes de rester pas plus d'une nuit ou deux.
Et nous restâmes une semaine entière.
Le matin, nous étions réveillés par l'activité de Ndeye et sa mère dans la cour, avec l'aide d'une gamine du quartier. Coups de balai, donner à manger à la volaille, laver le linge. Mais j'oublie de dire que sa mère, pour la décrire, rien de plus simple : elle ressemblait à Simone Signoret, enfin celle des dernières années.
Nous passions la matinée à vadrouiller dans les environs, entre midi et treize heures nous étions de retour. Quelquefois, elles nous proposaient de manger avec elles, et souvent, les après-midi, Ndeye nous offrait le thé à la menthe, avec les trois services. Nous nous asseyions à côté d'elle, sur le sommier.
Ndeye recevait de la visite, des hommes qui venait lui conter fleurette. Je me souviens d'un instituteur, il tentait sa chance mais je voyais bien l'indifférence de Ndeye. Une fois, ce fut un type grand, large d'épaule, vêtu d'une djellaba qui vint lui parler doucement et elle l'écoutait les deux mains derrière son dos, le pied appuyé contre le mur. Ah ! Ah ! C'était peut être le bon ! Ndeye me donnait l'impression d'être intimidé, elle minaudait, et moi je souriais car je trouvais cette scène bien charmante. Ensuite, vu que le type était plutôt bel homme, nous lui demandâmes si c'était son futur mari. Non, nous affima-t-elle, ce pêcheur était comme tous les autres, il lui réservait un rôle de première ou deuxième épouse, pas d'épouse unique, et Ndeye refusait absolument de ne pas être l'unique épouse d'un homme. Elle nous indiqua que la famille qui vivait dans la maison mitoyenne était tenue par trois femmes mariées au même homme, la marmaille était si nombreuse que les gens du quartier appelait cette famille la république de Chine !
Ndeye Djembery ne voulait pas vivre ainsi, elle était vraiment différente, à part.
Une après midi, elles sortirent des fauteuils et les installèrent dans la ruelle. Elles nous invitèrent à nous asseoir, tandis qu'elles prirent place sur des nattes étalées sur la terre. Le papotage commença, Ndeye traduisait pour sa mère, et puis survenait le silence qui nous permettait d'apprécier ces minutes qui passaient sans que nous nous sentions obligés de le meubler par des paroles inutiles. Nous vivions depuis quelques jours cette vie africaine, elle nous libérait de ces activités touristiques ennuyeuses - à voir, à faire, dit "Le routard"-, nous nous contentions de sentir, d'ouvrir nos yeux. Un monsieur qui tripotait son chapelet musulman s'arrêta devant nous, nous salua avec la formule arabe bien connue, nous répondîmes de même. Il dit quelque chose à Ndeye, un sourire lumineux se dessina sur son visage. Elle nous traduisit. Le type venait de lui dire que les gens du quartier nous appelaient "les fiancés de Ndeye". Ce serait mentir de ne pas dire que cela nous fit un énorme plaisir. Ensuite, il parla plus longtemps, soudain, Ndeye et sa mère éclatèrent de rire. Oh le rire de Ndeye ! Une merveille de rire ! Non pas comme les rires que j'entends autour de moi, genre moteur de voiture qui n'arrive pas à démarrer, ou un rire bruyant et vulgaire qui m'insupporte, et un rire qui ressemble au son d'une crécelle agité par un lépreux, l'horreur !, non, le rire de Ndeye sonnait à mes oreilles comme une musique cristalline, c'était un "rire de bon coeur", presque le rire d'une enfant, avec ce geste du buste qui s'inclinait vers le sol, et sa main qui s'abattait sur la natte pour souligner l'énormité de ce qu'elle venait d'entendre. (Après ce périple sénégalais, rentré en France, j'ai réalisé que sans m'en rendre compte, en ne pensant absolument pas à Ndeye, je riais comme elle, avec la même gestuelle !). L'homme s'éloigna enfin, et nous nous empressâmes d'interroger Ndeye. Elle nous raconta qu'il sortait de la mosquée ; pendant la prière, tout à coup, un vieil homme qu'elle connaissait s'était écroulé, terrassé par une crise cardiaque ! Stupeur de notre part ! Mince, l'islam c'était vraiment décontracté au Sénégal ! ...