La grande absence de Lahaut (ou le nouveau conte de Noël 2013)

Le géolocalisateur n’a pas provoqué de catastrophe… sur ce trajet aller tout au moins. Tout s’est déroulé sans encombre. Il n’a rencontré personne, aucun animal ni aucun obstacle dans le crépuscule du jour. Il n’a rien entendu d’autre que la respiration du vent, le crissement des patins du traineau sur la neige et la glace, le souffle d’Opas et les grincements habituels d’une forêt vivante. Il n’a pas vu grand chose du paysage non plus, juste des ombres plus ou moins denses, et senti l’air glacé le fouetter sans cesse. Une dizaine de degrés sous le zéro annoncés au meilleur de la pseudo-journée, quand le traineau file à bonne allure entre les sapins, ça vous gèle instantanément tout ce qui pourrait dépasser à l’air libre. Heureusement, il a été bien équipé. Merci Nils, merci les loups.

Et le voilà arrivé. Le gps clignote : destination atteinte. Korvatunturi, « la Montagne de l’Oreille », 68°04’27’’ nord, 29°19’51’’ est, altitude 483 mètres au sommet des monticules couverts de forêt arctique.

Arrêté dans la petite clairière entre deux mamelons de la "montagne", Opas souffle, fumant dans le faux-jour glacial. Devant eux se trouve la fameuse bicoque légendaire, au toit arrondi couvert d’une épaisse couche de neige ; il soupçonne que la maison est enterrée en fait et que l’été c’est de l’herbe qui couvre le toit. Elle serait donc invisible au regard de tout satellite ou aviateur qui passerait au-dessus se dit-il, voilà qui est très futé de lutin.

Là, de cette toute petite bicoque qui parait abandonnée, il actionne la lourde poignée qui grince à peine, pousse la porte qui accepte de s’ouvrir sans encombre, entre… et reste stupéfait.

Il aurait rêver découvrir derrière la porte la chaleur d'une assemblée de lutins rieurs attablés devant de bonnes bières scandinaves avec le Père-Noël et l'invitant à se joindre à elle... Mais en voyant la bicoque de l'extérieur et avec le silence de son boîtier il s'attendait finalement juste à trouver un espace minuscule, vide ou désordonné d'abandon.
En entrant, il est donc tout d’abord impressionné parce que l’intérieur qu’il balaie de sa lampe frontale est loin d’être petit et vide !
Cela ressemble étrangement au Bureau du Père Noël de Rovaniemi, chaleur et animation en moins, poussière et suspensions de glaces en plus. Il imagine bien qu’à une époque les préparatifs de Noël se déroulaient ici, d’autant que plusieurs portes intérieures laissent supposer l’existence de galeries ou autres salles de tous côtés. Mais comment cette bicoque qui semble si petite de l’extérieur peut-elle paraitre si grande à l’intérieur ? Il y a de la magie là-dedans, c’est sûr.

Le deuxième effet de surprise est plus violent.
En balayant un meuble poussiéreux, au niveau d'un tiroir entrouvert, le faisceau de sa lampe frontale s’arrête sur l’image d’un petit être de pas plus de 30 centimètres de haut tout de marron vêtu aux blancs bonnet à grelot et chaussons à pointe, aussi surpris que lui, qui le dévisage quelques secondes de ses grands yeux globuleux, rejette prestement son pompon en arrière et saute sur ses mini-pieds en disant de sa petite voix qui tient du couinement :
- Scrougnuyhgdftpouixzkjhuiuanlrpoff !!... Eivät liiku ! Pysy täällä !... Don’t move !... Halt ! Calmos ! Не двигайте его !... Pas bouger ! Pas bouger !
Avant de disparaitre promptement dans une explosion de poussière de neige argentée.

Il ne bouge pas, non pour suivre l’ordre donné (il ne saurait accepter un ordre d’une aussi petite chose !), mais parce que la surprise est telle, cela a été tellement rapide, que son cerveau gelé sous le bonnet rouge en est encore à essayer d’analyser ce qu’il a vu et entendu dans cette pénombre polaire et reste incapable de donner le moindre ordre au reste de sa carcasse.

Il en est à reprendre son souffle et ses esprits quand un nouvel événement le remet en état de choc :
Dans la cheminée, avec un énorme « PRROUUUFFFF ! » vient de réapparaitre le petit être marron-blanc, cette fois accompagné d’un bonhomme rondouillard de taille moyenne (dans les un mètre soixante) de vert vêtu et bonneté. Le lutin veilleur sautille et virevolte pour reprendre sa place dans son tiroir entrouvert pendant que le nouvel arrivé s’époussette tranquillement et jette un œil à l’étranger planté au milieu de la pièce.

- Ha tiens ! Voilà notre apprenti-lutin ! Aussi grand que cela, ce ne peut être que lui en effet ! Tu es Pitkä Pöllöpää Paha Pula, n’est-ce pas ?
- Mais quel idée d’appeler son fils ainsi ?!
- Ho Ho Ho ! Le même humour que ton père Pitkä Pässinpää Pitkä Kurkku alias mon grand ami Kurkkö !
- Ha, forcément, quand on a déjà un nom pareil…
- Ho Ho Ho ! Tu me plais toi ! Je sens que ce sera une partie de rigolade que de t’apprendre le métier.
- Ha ça, pour vous faire rigoler, ça risque de vous faire rigoler…
- Ho Ho Ho ! Commençons par ton surnom… Tu n’es pas sans savoir que tout lutin de Noël a un surnom se terminant par ö. Que dirais-tu de Pulö ?
- Mes amis m’appellent plutôt Lahaut, je préfère…
- Forcément, avec la tête perchée là-haut, ce ne peut être que Laö ! Ho Ho Ho ! Avec Niclö et Laö, ce sera rigolo !
- Avec Lahaut, il y aura surtout du boulot…
- Ho Ho Ho ! Tu me plais, décidément tu me plais, apprenti lutin Laö ! Et du boulot avec toi, il y en a en effet, si mes informations sont exactes… Ainsi tu es tout jeune, tout juste l’âge minimum légal pour entrer en apprentissage, un gamin encore ! Tu es né au cœur de la grande cité française où tu n’aurais rien appris des techniques et connaissances lutines de base, comme la Noëllangue, c’est bien ça ?
- Pour tout dire, je n’ai appris que très très très récemment que j’étais lutin !
- Hoooo ! Cela m’étonne un peu de ton père Kurkkö… Mais il est vrai que pour protéger leurs petits de ces folles sociétés humaines, beaucoup d’entre nous leur cachent leurs véritables racines le plus longtemps possible, voire toute leur vie… A quel point tes lacunes ? Ne parles-tu vraiment aucune langue lutine ? Parles-tu aux animaux ? Es-tu capable de te métamorphoser ? Te rendre invisible ? Sais-tu utiliser un magicocheum ? Un autre mode de transport magique ? Lis-tu dans les pensées ? Es-tu…

Et durant cette longue énumération, notre ami se contente de faire non de la tête, en se disant que décidément il a fait preuve de beaucoup de sang froid et de répartie dans cet échange, et que cela tombe vraiment bien que ce sympathique bonhomme attende l'arrivée en ces lieux d'un apprenti lutin de Noël de grande taille, de son âge (ça a l’air d’être jeune, ça, chez les lutins !!), francophone et a priori non formé aux magies lutines…

- Tu connais au moins la vérité sur le Père Noël, la Magie de Noël et tout le fonctionnement de cette grande machinerie ? Désespère un peu le Maître Lutin Niclö.
- Bin… heu… non. Et c’est bien pour cela que mon père m’a envoyé là, non ?
- Ho Ho ho ! En effet, avec Laö, il y a vraiment beaucoup de boulot !! Allez, Maître Lutin Niclö, au boulot ! Ho Ho Ho !

Voici donc notre aventurier, dans sa tenue de Lutin de Noël, engagé comme apprenti du Maître Lutin Niclö, bonhomme jovial, rondouillard, aux joues rouges et au rire caractéristique, qui pourrait bien passer pour le Père-Noël avec le costume rouge et la barbe blanche adaptés…

Il faut maintenant organiser le voyage vers l’école des lutins de Maître Lutin Niclö. Lahaut n’a aucune idée d’où cela peut être et à cet instant, peu importe.

Quand Maître Lutin Niclö lui annonce qu’il ne peut l’emmener par les mêmes voies magiques d’où il est venu, ce qu’il appelle le magicocheum, parce que c’est trop risqué pour un lutin ne maitrisant pas les bases de cette magie là, Lahaut s’empresse de le remercier… se disant intérieurement qu’il vient d’échapper probablement à une désintégration pure et simple, vu qu’il n’est pas lutin pour de vrai. Pfiou, il l’a échappé belle !

La seule solution envisageable en conclut le lutin senior est donc de faire venir son Apprenti de Niveau Élevé (on dit « Aèné » ou « Ainé » en lutin) pour qu’il l’emmène en traineau. Ce que notre faux lutin salue comme étant une bonne et sage idée, soulevant juste la question de savoir ce qu’il va faire du renne Opas, du traineau et des affaires de son ami qu’il ne peut ni emmener, ni abandonner ici.
Maître Lutin Niclö étant hautement expérimenté et compétent fournit instantanément la solution : notre ami doit renvoyer le renne dans sa maison, et pour se faire, il suffit de lui chuchoter à l’oreille « palaa kotiin » en lui offrant cette poignée de lichen d’une couleur plus que douteuse… Sauf que cela ne parait pas plus douteux que les appâts à rennes volants et les douceurs ensorceleuses de lutin qu’il a dans son sac… son sac resté chez Nils ! Il n’a pas plus le temps de réfléchir à cet os là que…

- Deux ou trois heures de patience mon jeune Laö et ton taxi sera là ! Lance Maître Lutin avant de disparaitre dans un « prouff ! » de fumée de poussière au milieu de la cheminée.

Le voilà seul dans la bicoque obscure, le lutin veilleur ayant lui aussi disparu du tiroir entrouvert, avec une poignée de lichen dans la main, un renne et un traineau à renvoyer, un Ainé taxi à attendre et deux ou trois heures à occuper.

Le temps de reprendre ses esprits et de ressentir les premiers frissons de l’immobilité, il sort s’occuper d’Opas pour commencer, lui donnant un peu de fourrage à manger ; non, pas encore le lichen magique, qu’il a précieusement enfoui dans sa poche.
Puis il récupère sur le traineau de quoi se faire un repas chaud ; rien de compliqué, un réchaud spécial grand froid, une plat cuisiné en boîte à décongeler et réchauffer, un gros morceau de pain lapon, quelques biscuits et fruits secs, un thermos de boisson encore bien chaude. Pas de bière. Il s’installe dans la bicoque qui le protège un peu du froid, se demandant ce qu’il va manger chez les lutins, parce que là, franchement, la tambouille finlandaise, il commence à être saturé… Qu’est-ce qu’il ne donnerait pas pour quelques bons petits plats made-in-Carrefour-de-chez-lui !
En fouillant bien, il trouve ensuite un peu de papier et un crayon pour lui permettre de rédiger deux brèves lettres, l’une destinée à Nils, l’autre à Sólweig. Les mots ne viennent pas facilement. Comment expliquer qu’il les abandonne là, au milieu de nulle part, pour aller il ne sait où, embarqué par un maître lutin ? Ils vont le croire fou et perdu en pleine nature et nuit hostiles, c’est sûr ! Il ne faudrait pas qu’ils déclenchent des recherches internationales de secours pour lui… Ou alors elfes ils sont vraiment et une telle aventure magique ne leur apparaitra pas anormale… Pour se rassurer, il en conclut ainsi.

Vient alors le moment de se séparer d’Opas, de le renvoyer. Il glisse les lettres au côté de la balise de détresse, ceinture sur l’attelage l’ouchanka et le chaud manteau ainsi que son triangle et son chasuble (il ne se voit pas les emmener chez les lutins quand-même), vérifie le traineau minutieusement, caresse et discute un peu avec le renne. S’attarde, pensif, se disant qu’il a maintenant, là, à cet instant, encore la possibilité de grimper dans le traineau et tourner le dos à tout cela, rentrer, disparaitre, oublier le Maître Lutin Niclö et…
Et quoi ? Rentrer en France ? Retourner à Rovaniemi ? Repartir ailleurs vers son enquête ? Jamais il n’a eu aussi belle occasion de s’approcher de la magie du « vrai » Noël… Il ne peut pas, il ne doit pas abandonner maintenant.
Il glisse la main dans sa poche, en ressort le lichen qui attire immédiatement l’attention d’Opas. Comment il a dit déjà ? Ha oui : « palaa kotiin ». Opas semble acquiescer du museau, se lèche les babines après cette friandise, le bouscule d’un coup amical de museau sur le torse et s’en repart en trottinant par où ils sont arrivés.

Le voilà complètement seul. Pelotonné dans un recoin protégé du vent devant la bicoque, il attend. Il attend le lutin Ainé qui doit l’emmener à l’école des lutins. Il n’a pas osé éteindre sa frontale comme un enfant refuse d’éteindre sa veilleuse pour ne pas se faire envahir par la nuit et ses monstres. Le faible jour est fini, les étoiles ont repris possession du ciel entre les nuages qui se promènent. La forêt aux alentours grince, craque, gémit tranquillement. Quand on est seul dans la nuit en pays inconnu, ce n’est pas rassurant !

Il est seul mais dans sa tête, il a l’impression d’être dans un hémicycle surchauffé de députés s’interpelant et se houspillant les uns les autres.

T’es malin assis là en pleine nuit glaciale, tiens ! Et tu crois vraiment qu’un lutin va venir te chercher ?
Tu dérailles mon vieux ! T’a pris la fièvre du Nils et tu viens de signer ton arrêt de mort !
Tu crois vraiment que le renne va rentrer à la maison juste parce que tu lui as chuchoté deux mots à l’oreille et donné un morceau de lichen ? Tu délires, là !
Te rends-tu seulement compte que tu es là sans manteau, sans provision, sans feu, bref nu comme un ver au milieu d’une nature glacée et impitoyable ?
Écoute le vent qui souffle ! Écoute le gel qui claque ! Écoute la forêt qui grince !
Qui te dit que les arbres ne vont pas s’avancer vers toi pour te détruire ? Et les loups, tu y as pensé aux loups ? Et les ours polaires ? Et puis des monstres peut-être…
Arrêtes de divaguer mon brave ! Un lutin Ainé va venir te chercher et t’emmener…
T’as percuté que tu n’as même plus ton sac ? Les seules choses qui te restent de ton paquetage d’origine, ce sont ta frontale et ce foutu géolocalisateur muet comme une carpe. T’es bien avancé avec cela, hein ? C’est pas lui qui va te sauver la peau… Les appâts à renne volant, les douceurs ensorcelleuses de lutin, le nez rouge, le matériel d’escalade, la combinaison anti-g, le livre magique… pfuit ! Plus rien de tout cela ! Tu vas faire comment maintenant, quand tu en auras besoin ? Tu aurais au moins pu avoir la présence d’esprit de garder ton sac avec toi, franchement ! Inconscient ! Immature que tu es !...
Et tu es conscient que tu t’engages une aventure dont tu ne maitrises plus rien du tout ? Jusque là, c’était déjà du délire, mais c’était encore du réel. Mais là, tu bascules dans le magique, dans l’irréel ! C’est, c’est…
Que vas-tu découvrir ? C’est comment la vie de lutin ? Et que vas-tu devenir ?
Ils te croient lutin là-bas, mais… Et si tu étais démasqué ? Tu le seras forcément à un moment, tu le sais, non ?
Oui, bon, mais en attendant, tu vas pouvoir enfin t’approcher du « vrai » Père-Noël… peut-être.
Oui, peut-être ! Tu y crois vraiment ? Haha, quel comique inventif tu fais ! Quel grand naïf tu restes !
Crois-tu vraiment que tu vas retrouver ta lettre ? Que tu vas pouvoir découvrir tous les mystères de Noël ? N’es-tu pas trop gourmand et curieux ?
Et que feront les lutins quand ils s’apercevront que tu n’es pas l’un des leurs ? Que font-ils aux espions ? C’est quoi les tortures chez les lutins ? Ils mangent les humains peut-être…
Et quand le vrai lutin au nom abominable va se présenter ici pour de vrai ? Ca finira bien par arriver, ça ! Et pas forcément dans longtemps d’ailleurs !...
Et si c’est le Père-Noël qui te découvre ? Le Père-Noël voit tout et sait tout, tu as oublié ça ?
Et si...

De cette session parlementaire nait la confusion et la peur.
Il se recroqueville encore un peu plus et devient nostalgique, se dit qu’il serait bien mieux au Village à pester contre les manifs et les fonctionnaires, à embêter la mairesse et se faire gronder, à fréquenter le bistrot et rire des blagues du mardi en partageant une bonne bière avec Lilie ou Albatros, à lire le conte de Noël délirant de l’année…
Il serait bien mieux chez lui à préparer son sapin, à déguster un bon petit plat comme il sait si bien les préparer, à s’occuper de sa poule et ses poissons rouges, à écrire des poèmes à Sólweig ou FannedeLahaut… Il serait bien mieux…