Nuit à l’AJ.
Le lendemain, je me mets en recherche d’une tente de camping, à louer ou à acheter. On m’a conseillé de camper dans le parc national de la Terre de Feu, ce que j’ai bien l’intention de faire, bien que je n’aie aucune idée de ce à quoi m’attendre. Tout est trop cher. Je constate effectivement ce dont on m’avait avertie : Ushuaïa, piège à touristes, “piège à neuneus” comme j’ai lu une fois sur un forum de voyageurs.
Je reviens donc à l’AJ, bredouille. Je laisse mon gros sac et n’emporte que le nécessaire, bien décider à camper dans le parc national coûte que coûte. On m’a dit qu’il devait être possible d’y louer une tente là-bas, directement. Quelques provisions au supermarché et en route choucroute !
Il est environ treize heures quand le bus me dépose au camping du Parc National, près du lac Roca. Là, je loue la tente pour la nuit, pour moitié moins cher que ce qu’on m’avait proposé à Ushuaîa même. J’y laisse quelques affaires et emporte mon sac allégé direction... je ne sais pas ! “Je ne sais pas où je vais mais une chose est sûre : j’y vais!” pourrait être le leitmotiv de ce voyage. Deux ans de préparation sans savoir où me mènerait ce voyage mais avec la détermination de “le faire”. Et me voici dans le parc national de la Terre de Feu, à Ushuaïa, ces mots qui font rêver des milliers de gens juste en les prononçant. Et moi, en train de vivre ce rêve, ici, dans l’un des endroits les plus australs du monde, à mille kilomètres seulement de l’Antarctique.
Je regarde la carte du Parc sur un panneau, les commentaires des différentes pistes. Mmm... le sentier d’El Guanaco propose deux points de vue, et le début de la piste est à peine à un kilomètre du camping. C’est parti ! A ce moment précis, je n’ai aucune idée de ce à quoi m’attendre, ni la difficulté, ni le type de balade. Je sais juste que ça fait six kilomètres de long, que si je vais jusqu’au deuxième point de vue, fin du sentier, je serais à 973 mètres d’altitude. Ça ne me paraît pas énorme, je m’élance, il est quatorze heures. Forêt. Ça grimpe après seulement quelques mètres. Des racines, des troncs à enjamber ou à éviter, il faut souvent monter les genoux jusqu’à la poitrine. J’ai chaud, j’ai soif. Je m’arrête après seulement vingt minutes de forêt montante. Je n’ai pas encore trouvé mon rythme, je vais un peu trop vite peut-être. Je repars, c’est bon, j’ai mon rythme, mais je m’arrête à nouveau vingt minutes plus tard, je mange une demi banane et je repars. Deux mètres de cours d’eau à traverser sur un tronc d’arbre et on continue la grimpette, avec le soleil qui perce entre les arbres. J’arrive au premier point de vue, gros rocher plat dominant la vallée. C’est vraiment chouette, le lac Roca, lac vert, en bas, les montagnes avec les sommets enneigés au loin.
Je croise un couple de Brésiliens qui sont sur la descente, ils me disent qu’il y en a encore pour deux heures. Aaah ! Mais je vais mourir ! Ils ont mis une heure quarante à faire ce que je viens de faire en une heure dix. Je me dis que peut-être j’en ai encore pour moins de deux heures. Mes mollets me font déjà mal, je suis essoufflée, c’est dur. Mais je n’arrête pas de me répéter ce leitmotiv “je ne sais pas où je vais, mais j’y vais !”. Pas question d’abandonner. Un rapide coup d’oeil sur la carte et je constate que je suis, en distance du moins, à mi-parcours. Je continue. De la forêt grimpante et fatigante encore un peu. Et puis enfin, un peu de plat ! De faux-plat mais quand même, ça ne grimpe plus aussi raide, je me dis que ça va me reposer un peu. Et bien non : rapidement arrive un terrain boueux, genre marécageux. Un kilomètre de boue, qui vole jusqu’au mollet de mon pantalon. C’est là que je suis contente d’avoir les Jumelles qui m’arrivent jusqu’à la cheville, waterproof, et qui me garderont les pieds bien au sec tout du long. Il faut s’agripper aux arbustes sur le côté de la piste si on ne veut pas finir au milieu d’un champ de gadoue. Un vrai cross, un Fort Boyard, un Koh-Lanta... mais sans argent au bout. Un autre butin doit m’attendre à la place sans doute. Par (ma petite) expérience, les randos les plus dures sont en général celles qui offrent le plus beau réconfort au bout. Mais ça se mérite. Alors je persiste à suer et à galérer dans cette boue. Pas le passage le plus difficile des six kilomètres (pas reposant pour autant), mais pas le plus agréable non plus.
Sortie de ce terrain plus ou moins plat, m’y voici : au pied de la montagne. Abrupte, caillouteuse, raide. J’évalue la distance, environ un kilomètre de piste jusqu’en haut, puis la difficulté. Je me dis qu’il va me falloir environ une heure pour atteindre le sommet. Je n’en peux plus. Mes jambes me font un mal de chien, la plante des pieds, les orteils, un mal de chat. Je regarde autour de moi et la vue est déjà magnifique. Je ne sais pas ce qui m’attend là-haut mais ça doit valoir la peine, au sens sale (pourquoi propre ? je suis dégueulasse à ce moment de l’ascension). Alors j’entame cette piste caillouteuse par le flanc de la montagne, dangereuse aussi si on manque d’attention. Vite, il me faut compter mes pas par série de dix pour me motiver à avancer. Mon sac pèse une tonne sur mes épaules endolories. Qui y a rajouté des poids d’altères sans que je ne m’en aperçoive ? Qui, hein ? Il devrait pourtant être plus léger puisqu’il y a une banane et trois-quart de litre d’eau en moins... moins ma polaire que je viens d’enfiler parce que le vent commence à souffler frais, doit pas y faire chaud là-haut. Trois Argentins d’Ushuaïa feront la fin du trajet avec moi. Je suis seulement au tiers du mont et je m’arrête tous les vingt mètres. C’est trop dur, je suis exténuée. Là, je croise un couple de blonds cinquantenaires, sur la descente. Merde ! Si eux y sont arrivés, il n’y a pas de raison pour que je n’y arrive pas ! Ça me remotive, et je repars.
C’est dur. Très dur. Très très dur. De plus en plus. Un, deux, trois,... huit, neuf, dix pas. Allez, je vais jusqu’à ce piquet jaune et je m’arrête, pas avant ! ça doit faire dix séries de dix pas, vas-y poulette ! Je regarde mes pieds, les pas se font de plus en plus courts. Je pense aux alpinistes, à ceux qui se tapent des sommets de cinq ou six mille mètres. Mais comment ils font bon sang ?!
Je m’approche du sommet. Je croise deux Argentins de Buenos Aires, Carlos et Victor. Il me reste quinze minutes, ils me disent et il y a aussi deux Français au sommet. Un petit coup d’oeil et le paysage autour de moi est à couper le souffle, je n’ai pourtant pas besoin de ça pour me le couper au point où j’en suis ! Cinq minutes plus tard, je croise le couple français. En haut, c’est grandiose selon eux, trois cent soixante degrés d’un paysage magnifique, on voit les avions qui se posent au loin sur la piste d’Ushuaïa, tous les sommets,...
Et enfin, m’y voilà ! Sur la crête, les pieds dans la neige éternelle ! La piste continue encore un peu puisque je suis dans une petite bassine. Il fait froid, j’enfile ma veste de rando. Et me voici sur le toit du monde ! Ah ! Nature, Mère Nature, que tu es belle ! Merci ! Merci d’exister ! Merci de m’avoir donné la chance de vivre cette vie ! Je peux mourir demain, j’aurais vu le plus beau paysage de ma courte vie ! Pfff... Je suis sans mot. Trois cent soixante degrés d’une beauté inouïe : lacs verts, mer, montagnes, sommets aux neiges éternelles, ciel bleu, soleil de plomb. Et puis, arrivant, de je ne sais où, un aigle, majestueux, passe à une dizaine de mètres de moi, si petite dans cette immensité. L’émotion est trop forte et je lâche une petite larme. La nature a ça de beau que sa pureté m’émeut à chaque fois. Et pis, après tant d’efforts, quel plaisir d’y être arrivée ! Et Dieu sait si “y” en vaut la peine ! Il m’a fallu trois heures de peine et de volonté pour atteindre ce point d’une beauté sans pareil. Je ne voudrais pas le quitter mais ça fait déjà une heure que j’y suis et il est plus prudent de redescendre maintenant.
[...]
Lilie