La grande absence de Lahaut (ou le nouveau conte de Noël 2013)

Voilà, il est prêt.
L’éternel bob vissé sur la tête emballée de son carton de camouflage, l’imperméable passe-partout à la Columbo ceint autour du torse, les godillots au pied, le sac à dos plein à craquer juste de l’essentiel :
la loupe à indices prêtée par Sherlock,
le kit anti-ronflements (faudrait pas qu’il se fasse prendre lors d’une sieste !),
la combinaison de ski blanche
avec les moufles rouges, le bonnet vert à pompon, l’écharpe rouge, les moonboots vertes,
les chaussettes thermiques rouges (il est bien conscient que c’est au Pôle Nord qu’il va !),
la combinaison dernier cri anti-g des spationautes et pilotes de chasse (l’idée de grimper dans le traineau est déjà présente et il ne voudrait pas perdre connaissance à ce moment-là, au cœur de son enquête, ho non !),
son déguisement de lutin de Noël dégoté chez Carrouf (heureusement que les rayons de Noël y sont installés dès la mi-octobre, juste à temps !) en taille XXXL (pour pouvoir le revêtir au-dessus de toutes les couches précédemment citées)
une bonne réserve de Pépitos (il sait que l’enquête sera longue : deux mois),
les appâts à rennes volants et les douceurs ensorcelleuses pour lutins (provenance top secrète !),
un nez rouge phosphorescent (ce peut être utile pour communiquer avec Rodolphe),
le Petit Manuel Illustré des Êtres Magiques qui lui servira de bible (pour reconnaitre les uns et les autres grâce aux images, pardi !) et de livre de chevet (pour reposer sa tête pendant son sommeil, voyons !),
les impressions des démonstrations scientifiques de Courtois, OncleDom… (qu’il demandera en chemin à de gentils passants de lui lire, et mieux encore, lui résumer),
son mini-traineau gonflable inventé par lui-même,
un grappin, un baudrier, quelques sangles et mousquetons, une longue et solide corde, de la ficelle,
une lampe frontale, un sifflet d’urgence, une boîte d’allumettes, un vieux journal, un couteau suisse, les lunettes de glacier,
et pour finir, son chasuble fluo et son triangle de signalisation dont il ne saurait se séparer.


Voilà, il est prêt.
Une dernière connexion, un dernier message, énigmatique :

Lahaut, le 25 octobre 2013, 00:19 a écrit:je pars 2 mois en vacances !!  

Un dernier clic.
Ordinateur éteint.
Les plantes sont rentrées, arrosées, les stores abaissés, les radiateurs en mode hors-gel.
Il prend sur la table la belle enveloppe, dont il vérifie qu’elle contient bien sa belle lettre parfaitement pliée en quatre, avec la petite pastille invisible constituant un léger relief à côté de sa signature : la puce GPS. De l’autre main il attrape un boîtier : OK, ça fonctionne, signal clair et précis, géolocalisation parfaite.
Enveloppe cachetée.

Voilà, il est prêt.
Il ferme la porte de son appartement, glisse la clé sous le paillasson pour la femme de ménage qui viendra s'occuper de Colette, Joséphine et Napoléon.
Le sac sur le dos, le boîtier dans une main, l’enveloppe dans l’autre.
Sur l’enveloppe, on peut lire :

Père Noël 1 chemin des nuages Pôle Nord

25 octobre 2013, il est minuit trente, le Village dort, une ombre se faufile en silence.

Il n’a prévenu personne de son plan, laissé aucun indice, juste annoncé « je pars 2 mois en vacances. »
Il part de nuit pour ne pas être vu, interrompu ou suivi.
Il file poster sa lettre dans une grande ville, la boîte aux lettres du Village, c’était trop risqué : « On n’est jamais certains de ce que peut contrôler la mairesse, de ce qu’elle fait… » lui a souvent répété son ami.

Il marche, tranquillement, légèrement malgré sa lourde charge. L’esprit léger, en fait.
Longtemps qu’il mijote ce projet dans sa tête !
Des années de frustrations et de questionnements !

Cette année, c’était la bonne. Tous les signes étaient là.

Il avait enfin réussi à se procurer tout le matériel nécessaire à l’expédition, consciencieusement accumulé et caché au fond de sa cave, sous les caisses de livres.
Cette année, c’est la grogne sociale qui monte et explose et on n’en a pas fini de grèves et de manifestations. La plaie ! Partir maintenant est exactement le meilleur moyen d’échapper à cela.
Cette année, la France politique et économique est à mourir de rire… ou à pleurer de désespoir. De quoi passer des humeurs du jour quotidiennes et s’énerver… pour rien. Partir maintenant, c’est échapper un temps à tout cela. De vraies vacances.
Cette année, les footballeurs sont nuls et il n'y a rien de bien à espérer d'eux cet automne. Il peut partir, il ne manquera rien d'important.
Cette année, au Village, rien n’est simple. Incompris, muselé, fouetté par les unes et les autres, pas aimé, un vrai Caliméro… Ras-le-bol ! Autant partir prendre l’air frais du Grand Nord que continuer à souffrir dans ce bocal malsain. Ça fera des vacances à tout le monde. Et quand il reviendra, il sera acclamé comme le messie descendant sur terre, ce sera le bon jour.
Cette année encore, rien ne s’est concrétisé avec FannedeLahaut… ni aucune autre. Et, c’est bien connu, ce n’est pas en automne et début d’hiver que l’on chasse facilement la lapine à bottines. Alors autant partir dans une autre aventure et laisser cette chasse pour le printemps suivant.
En plus, en ce mois d’octobre, il n’a pas gagné le concours photos du mois à la grande Ville d'en Face, alors il n’est pas obligé de rester pour organiser et participer à celui de novembre et peut partir tranquille. Il se dit qu’il trouvera bien un jour un cybercafé pour se mettre à jour et envoyer ses meilleurs clichés (il a pensé à prendre son petit disque dur contenant ses archives de voyages). Ce qu’il y a de magique avec le Net, c’est que même du Pôle Nord, si on le veut, on peut se connecter et participer à sa vie virtuelle. Mais c’est aussi facile de prétendre qu’on n’a pas pu… c’est ce qu’il y a de magique avec le Net.

Donc cette année, c’est la bonne. Il va enfin savoir.

Il va enfin savoir.

Il va enfin savoir comment.
Comment tout cela fonctionne.
Comment ses lettres au Père Noël parviennent au bon endroit.
Où est ce ‘bon endroit’, le Village du Père Noël. Le Vrai, pas tous ceux inventés pour les touristes ou les enfants, en France, en Finlande ou il-ne-sait-z-où-encore.
Comment le Père Noël et ses lutins travaillent pour répondre à toutes ces lettres, et tout particulièrement à la sienne. Comment aussi le Père Noël et ses lutins font pour savoir quoi offrir aux enfants qui ne font pas de lettre… ça, ça le questionne depuis longtemps.
Comment le Père Noël peut savoir qu’un enfant a été sage ou pas.
Comment le Père Noël et ses rennes arrivent à livrer tous les cadeaux en une seule nuit sur la planète entière.
Comment le Père Noël peut descendre par la cheminée avec sa hotte chargée… et comment il fait quand il n’y a pas de cheminée.
Comment le Père Noël sait exactement dans quelle maison il est et à qui appartient chaque chaussette ou chausson au pied du sapin. Comment il fait lorsqu’il n’y a pas de chaussette, pas de chausson, pas de sapin…
Comment il fait pour ne pas faire de bruit, ne réveiller personne, ne jamais se faire surprendre, ne pas faire aboyer les chiens, ne pas être détecté par les radars aériens…

Il va enfin savoir pourquoi.
Pourquoi chaque année le Père Noël ne lui apporte pas ce qu’il a commandé, alors qu’il a toujours été très sage, qu’il lui rédige chaque année une belle lettre exprimant clairement ses désirs.
Pourquoi le Père Noël n’arrive pas à lui livrer des choses aussi simples que une punaise, une voiture, une poupée, un petit billet, une télé, une bière, un magazine… rien de compliqué pourtant !
Il ne demande pas la lune !
Il ne demande pas la paix sur terre, la fin des politiques politiciens et politicards, des bien-pensants, des enseignants, des fonctionnaires et de tous les autres parasites de la société, la disparition de la mairesse et de ses foutues règles inutiles et gênantes, l’embellie économique éternelle, le bonheur pour tous, la disparition totale et définitive des manifestations et grèves, la victoire systématique de ses équipes de foot préférées, des mots toujours doux de Pataugas (et de toutes les Villageoises) à son encontre, la disparition totale et définitive des impôts, taxes et cotisations sociales, d’être en permanence entouré de plein de très jolies filles amusantes et qui lui seraient pleinement dévouées jours et nuits, la vie éternelle et donc la disparition de toutes ces foutues maladies (dont l’homosexualité et les fois religieuses),…
Bref, il ne demande pas la lune, juste des choses réalisables, simples, faciles à déposer dans ses pantoufles bleues placées sous le sapin.
Alors, pourquoi ne trouve-t-il jamais dans ses chaussons les joujoux qu’il a commandés ?

Il marche en silence dans la nuit.

Dans l’enveloppe qu’il tient, sa belle lettre au Père Noël, écrite de sa plus belle calligraphie avec son plus beau stylo. Il s’est appliqué, des heures, cette année encore.
Il s’est même encore plus appliqué que d’habitude, suivant les conseils donnés par une Lutine, le Père Noël lui-même et quelques autres Villageoises : il a utilisé un dictionnaire cette année, emprunté quelques semaines à la bibliothèque du Village.

Cette lettre, il la connait par cœur. Il se la récite mentalement en marchant.

Cher Papa Noël Je m’appelle Lahaut. Cette année, j’ai été très sage et très gentil avec tout le monde, même avec la mairesse qui ne s’est jamais énervée contre moi. Je t’envoie ma liste de Noël avec deux mois d’avance, pour que tu aies le temps avec tes lutins de préparer mes cadeaux pour venir les déposer dans mes pantoufles bleues sous le sapin (je te rappelle que j’habite au Village, à côté du bistrot, la maison avec la porte verte). Ma liste : (...) C’est tout pour cette année, et comme tu le vois, ce n’est pas grand-chose, je ne te demande pas la lune. Lahaut, le plus adorable membre du Village.

Dans quelques heures, il aura rejoint une grande ville et postera cette lettre. L’aventure commencera alors.
Non, l’aventure a commencé, se dit-il, en serrant fort dans sa main le petit boîtier de géolocalisation.

Voilà. On est lundi et sa lettre est postée. Dans la boîte là-bas, sur le trottoir de l’autre côté de la voie. Depuis ce bistrot où il prend son petit-déjeuner face à la rue, il est au premier poste pour observer le relevé du courrier qui ne tardera pas : relevé à 11 heures il est indiqué dessus.

Il n’y a plus qu’à attendre et à suivre incognito la piste ensuite.
L’estafette du facteur jusqu’au centre local de tri, ce ne devrait pas être très difficile. Mais ensuite ? Faudra-t-il suivre un camion ? Jusqu’où ? Et après, un avion ou un cargo ? Il ne faudrait pas qu’il perde sa trace parce qu’il n’est pas assez rapide… D’un geste de la main il balaye ces pensées telles des mouches inopportunes.
Il verra bien. Il improvisera.

Il attrape alors L’Équipe qu’il a acheté au kiosque d’à côté et écoute un peu les conversations qui l’entourent.
Les mobilisations de Bretagne contre l’écotaxe (Ils ont raison, à bas les taxes, toutes les taxes !), les Saoudiennes qui demandent le droit de conduire (Et puis quoi encore ?! Un des rares pays où les femmes sont à leur place.), toujours les écoutes de la NSA (Comme si c’était nouveau ! Pff, ces BP qui font mine de découvrir et d’être offusqués !) et l’affaire Leonarda (Des parasites, elle et sa famille ! Qu’elle reste dans son pays !), le changement d’heure (Quand est-ce qu’un moins bouffon que les autres va enfin décider d’arrêter cette farce de changer d’heure deux fois par an ?)… Rien de bien nouveau, rien de transcendant.
D’un geste de la main il balaye ces pensées telles des mouches inopportunes.
Peu importe puisqu’il part à l’aventure derrière sa lettre, vers le Pôle Nord, une aventure magique…

Le stationnement d’une estafette jaune l’interrompt soudainement dans sa rêverie.

Sur le pont de pierre et face à la flèche de l'église Saint-Jean, il s’interroge en écoutant les flots bruns de la Dordogne s’écouler dans le petit matin.
Il ne s’attendait pas à suivre cette lettre vers le sud-ouest, jusqu’en Gironde.
Il a bien écrit « Pôle Nord » sur l’enveloppe, quand-même ?! Un doute l’étreint un instant. Non, il en est sûr, il n’a pas pu se tromper.
Son boîtier de géolocalisation serait-il déjà en panne ? Il avait prévu qu’avec les froids polaires des problèmes pouvaient survenir… mais pas si tôt, pas en France, quand-même. Le génial inventeur lui a assuré une garantie de 2 mois, donc il fonctionne son boîtier, sa lettre est bien par là.
Ou alors tout cela serait-il un mensonge et les lettres au Père Noël n’iraient même pas au Pôle Nord ? Encore un coup des fonctionnaires corrompus de la Poste, sûrement ! Voilà où arrivent ses cadeaux alors : dans les chaussons des facteurs de Libourne ! Sous le bob, il bouillonne de rage.
Il faut en avoir le cœur net. En avant, suivons la trace gps indiquée par le boîtier.

Le Centre de Tri du Courrier Perdu, voilà où il a abouti.
M’enfin, sa lettre ne peut être considérée comme perdue ! Elle n’est pourtant pas à destinataire inconnu ! Et tout le monde sait que le Père Noël habite au Pôle Nord ! A moins qu’on lui ait toujours menti à ce sujet…
Désillusion. Ainsi donc, le Père Noël n’a probablement jamais reçu aucune de ses lettres.
Éclairage nouveau. Voilà pourquoi il n’a jamais obtenu les joujoux qu’il commandait.
Sauf que cela ne résout ni tous les Pourquoi ni surtout tous les Comment ! Il va donc falloir qu’il rejoigne le Père Noël différemment…
Mais pas sans sa lettre ! La rage a laissé place à une nouvelle détermination.