Mika, l’Homme Libre. A lui qui arpente ce pays depuis des années, je lui ai demandé s’il partageait mes impressions, sur les gens d’ici.
- Oui, ils sont quand même très sympas par ici. Dans les Cévènes, j’y ai passé beaucoup de temps, ils sont souvent hypocrites, ils sourient, mais c’est tout. Les gens ferment leurs portes ! Tu te rends compte ! J’ai vu les portes se fermer quand je demandais un bidon d’eau ! Même de l’eau, là-bas, c’était dur d’en avoir ! L’image des Cévènes, ce n’est plus ce que c’était, ce sont des touristes maintenant par là-bas… Si, il y a encore quelques anciens pour transmettre mais… Je remonte en Bretagne, là-bas au moins, les gens ne parlent pas beaucoup, mais c’est actif.
- C’est actif de quelle manière ?
- Ils ont des collectifs, pour la protection de l’environnement par exemple, il y en a pas mal, ils font des trucs, ça bouge… Et toi, tu marches depuis longtemps ?
J’ai souris :
- Ha ! Non ! Moi, je suis une petite joueuse comparée à toi ! Je n’ai que cinq jours dans le coin, après, fini la marche et retour chez moi en voiture ! Toi, t’as le plus grand des luxes : le temps !
- Ha ! ça, oui ! Je l’ai choisi, ce luxe ! Juste des fois, c’est l’autre temps qui m’embête, me fait-il, souriant, et pointant le doigt vers le ciel.
Oui, ses ânes ne sont pas ferrés, et de toute manière, les ânes, m’a-t-il appris, n’aiment pas marcher sur des sols humides, ça leur abime la corne et ils ne sont pas à l’aise. Alors parfois, quand il fait trop mauvais temps, il s’immobilise. Il vit d’échange principalement. Homme à tout faire, sur la carte qu’il m’a donné, « une vieille plus d’actualité », c’est inscrit « jardinier d’art itinérant ». Mais il y a peu, il s’était arrêté deux semaines travailler dans une ferme d’élevage d’escargots. Il n’a pas demandé à être payé, mais il avait besoin de se pauser pour refaire un bât pour l’un de ses ânes. Nomade moderne, il est équipé d’un petit panneau solaire sur le dos d’un de ses compagnons, pour recharger le portable.
- J’ai mon vieux Nokia, les nouveaux, ce n’est même pas la peine, il me faudrait dix panneaux pour réussir à l’utiliser !
Mika me raconte qu’il a voyagé un temps avec une roulotte, le long du canal du Midi, qu’il l’a revendue à Auch :
- C’était trop dangereux sur les routes, et pis les ânes, ça porte, ça ne tire pas…
La liberté, la belle, la simple, la riche. Je n’aurais jamais les couilles de vivre ainsi. J’admire ces gens cohérents, qui vont jusqu’au bout de leurs raisonnements, de leurs idées.
Le lendemain, j’ai passé la matinée principalement dans la forêt, plus de trois heures, et je me revois encore descendre ce sentier humide, légère comme une abeille, les douleurs de la veille disparues avec la nuit (le quatrième jour, ma Bonne Dame ! Le quatrième jour !) et me plonger, tout aussi brièvement qu’intensément, dans des pensées philanthropes et nombrilistes. J’aime l’Être Humain, capable du pire comme du meilleur, mais j’ai bien l’impression que lorsque j’enfile un sac à dos, ma deuxième peau, je n’en vois que sa bonté, souvent. Je voyage, je voyageais, pour aller à la rencontre des gens, je l’ai compris au fur et à mesure des expériences. Visiter un endroit à travers les vitres d’un car, ça ne m’intéresse pas. Là où certains reviennent d’un endroit en disant « c’est beau », je reviens du même endroit en disant « les gens sont sympas ». C’est d’ailleurs, encore une fois, ce que je retiens de cette virée périgourdine : des gens simples et accueillants. Il est vrai que les portions de GR empruntées n’étaient pas les plus jolies, je m’en doutais avant d’y aller, mais ce qui m’intéressait, c’était de découvrir, un peu, un coin de France qui m’était inconnu, pour ses gens, leurs cultures et modes de vie. Ces sentiers m’ont menée à travers la campagne et les villages d’un pays à peine touché du doigt, mais dont je colporterai sans doute le bon accueil qu’on m’y a fait pendant encore longtemps. C’est marrant, en tapant ces mots, je constate que j’ai aussi piétonné une bonne partie de la Bourgogne, ainsi que le pays tourangeaux des châteaux de la Loire. Mais que je n’en ai pas du tout les mêmes impressions que ce que le Périgord me laisse. La raison ? Ces contrées, j’y étais pour le travail. A l’époque, je parlais à mon dictaphone, en repérage de circuits, et je n’avais pas le loisir, ni le temps, de me laisser aller aux rencontres, et le soir, je m’enfermais dans ma chambre d’hôtel. De la Bourgogne et de la Vallée de la Loire, j’en garde de jolies photos, de la carte postale, mais finalement, je n’en parle pas souvent, presque jamais. Les gens, toujours les gens.
J’aime la vadrouille, les rencontres qu’elle provoque, l’inattendu, les surprises, et me dis que ma vraie nature, le vrai moi, c’est celui-ci, un moi curieux qui porte sur le monde qui l’entoure un regard naïf et qui ne cherche qu’une chose : aller à la rencontre de l’autre et échanger, apprendre, comprendre. Je me disais, sur ce même sentier humide de forêt, que je ne suis qu’un caméléon social, qui s’adapte n’importe où, à n’importe quel milieu. Mais que ma vraie nature, c’est bel et bien celle-ci, et que si lors de mon premier jour sur les chemins de Dordogne, j’en doutais, je me faisais mal, c’est certainement parce que j’ai perdu l’habitude, et que me suis fondue dans un moule différent, qui convient à mon présent depuis un temps, et pour un temps encore, sans doute.
Je repensais à cette conversation téléphonique avec Pen, quelques jours avant mon départ. De quinze ans mon aînée, sur les routes du monde depuis déjà quinze ans, nous nous étions rencontrées en vadrouille, à Jakarta, il y a six ans. Elle s’est depuis sédentarisée en Patagonie australe. Par amour. On se marrait, on s’autodérisionnait, anciennes voyageuses frustrées dans leur sédentarité que la simple idée d’enfiler un sac à dos pour quelques jours suffit à faire fantasmer.
En fait, ce que j’avais constaté dès mon premier grand voyage lorsque j’étais arrivée en Australie après cinq moi en Amérique du Sud où je me sentais si bien, c’est qu’une fois que je me sédentarise, je perd ce regard, cette envie, cette naïveté, et que je deviens tout ce qui m’insupporte lorsque je suis en mouvance. Les sourires s’effacent, et les rides des soucis routiniers apparaissent. La routine. Sans doute là mon grand ennemi. Celui-là qui disparaît lorsque j’enfile ma deuxième peau. Une deuxième peau qui attire les rencontres, rencontres éphémères, de quelques minutes, de quelques jours tout au plus, mais le plus important pour moi, réside dans ces rencontres, pour l’échange, et peu importe que cet échange dure une minute ou une vie. Le sac à dos, c’est l’alibi pour rencontrer des gens que je ne rencontrerais jamais sans. Un état d’esprit que je perds quand il est au placard.
Voilà pourquoi, sur ces sentiers forestiers du quatrième jour, je me sentais si bien : je profitais pleinement de ces moments de vérité, en me disant que j’avais encore vingt quatre heures pour en profiter ! Ca sert à ça, sans doute, les vacances !
(...)
Lilie