Ce soir, j’ai été bénie pas moins de huit fois. Je rentrais chez moi depuis le 3ème bâtiment de l’Université d’Etat Ivane Javakhishvili. Un besoin de marcher pour éliminer les quelques litres de vodka ingurgités sans avoir rien avalé de la journée. Bénie huit fois, donc, sur le chemin du retour, soit vingt minutes à pied… cela nous fait une bénédiction toutes les deux minutes et demie, qui dit mieux ? Bokh est avec moi ! On me l’a dit. Maintenant, j’ai le droit de pêcher autant que je veux, tout l’avantage des bénédictions. D’autant plus qu’il y a deux semaines, j’étais au monastère Guelati en Irémétie qui, comme tout monastère qui se respecte a sa fontaine miraculeuse et son « trou » aux pêcheurs. J’ai mis ma main et la pierre ne me l’a pas mangée. Officiellement, cela signifie que je ne suis pas pêcheur. Je me souviens pourtant bien les quelques écarts qui ont précédé cette excursion. Il y avait de la gourmandise, de la paresse, de l’envie, de la luxure et de la colère pour finir. Soit cinq pêchés capitaux en moins de deux heures, j’ai l’impression fugace que leur « trou » aux pêcheurs ne marche pas très bien. Quoi qu’il en soit, ce soir je suis bénie, alors je peux me permettre un énorme pêché de gourmandise en m’ingurgitant quelques bouteilles de coca made in Haribo-land.
Je n’ai pourtant pas fait grand-chose pour mériter ces bénédictions. Il y avait des grand-mères qui faisaient la manche sur Roustavéli, les Champs Elysées de Tbilissi. A dix heure du soir, quelle tristesse ! J’ai tiré de ma besace quelques tétris, comprendre des centimes de laris, la monnaie géorgienne. Pas une grande fortune mais qui me valut des signes de croix par trois fois répétés (ben oui, le père, le fils et le saint esprit). Les signes de croix vont toujours par trois par ici et toujours de droite à gauche avec trois doigts. Les rituels ont la peau dure.
Ce soir, j’ai mangé des khinkalis, sorte de gros raviolis géorgiens qui se mangent à la main. Quiconque utiliserait une fourchette pour les ingurgiter serait immédiatement catalogué « touriste ». Pas simple pourtant à avaler. Il faut d’abord inciser la pate d’un coup de dent expert puis, à travers le trou ainsi formé, boire le jus qui sinon dégouline de partout. Une fois le jus avalé, il ne reste plus qu’à dévorer la pate et la farce. L’ami géorgien avec qui j’étais s’est beaucoup moqué de moi. Il faut dire que c’était la première fois que nous allions ensemble dans un Sakhinkle, soit un restau, ou plutôt un bouiboui qui ne sert que des khinkalis. D’ordinaire nous nous retrouvons ailleurs, en région, dans des endroits reculés.
La dernière fois, c’était dans la région de Kutaïsi, dans l’Ouest de la Géorgie. Je sens, je ne sais pourquoi, qu’un petit cours de géographie s’impose, quelque chose me dit que rares sont ceux au village à avoir une idée claire de ce qu’est la Géorgie. Bon en gros, la Géorgie est historiquement coupée en deux. Pour être plus exacte, la Géorgie est enclavée au Nord par le Grand Caucase et au Sud, le Petit Caucase. Au milieu on retrouve une zone centrale composée de deux ensembles de part et d’autre du plateau de Souram. A l’Ouest, la Colchide et les piémonts du bassin hydrographique du Rioni qui bénéficient d’un climat de type subtropical humide ce qui permit d’en faire une région agricole très riche (thé et agrumes en particulier). A l’est, les plaines intérieures de Kartli qui subissent un climat plus continental et nettement plus sec propice à la culture de la vigne (Sapéravi, Rkatsitéli et autres cépages méconnus). Kutaïsi, donc, c’est en Colchide.
Voyons les plus cultivés. Si je vous dis Colchide, vous pensez à… à… à… et oui ! à Médée ! La terrible Médée, sorcière de son état qui valut à Jason ses plus grandes victoires comme ses plus grands malheurs. Car c’est bien de Colchide que vient Médée et avec elle la Toison d’or. L’or, omniprésent jadis dans cette région, pour le trouver on utilisait une peau de mouton que l’on plaçait dans le courant et qui récupérait les particules d’or charriées par l’eau. D’où le mythe de la Toison d’or. Jason venait de Iolcos en Grèce actuelle et parvint en effet jusqu’à la partie occidentale de la Géorgie. Mythologie, me direz-vous. Peut-être. Mais quoi qu’il en soit, des archéologues ont bel et bien retrouvé en Grèce des milliers d’objets fabriqués avec l’or de Géorgie. Certains ont peut-être eu la chance d’apercevoir cette expo qui tourne en Europe occidentale depuis dix ans (elle est à Stockholm en ce moment) portant sur l’or de Vani. Et bien Vani n’est qu’à quelques encablures de Kutaïsi, un site archéologique sublime. Et qui l’aurait été d’autant plus si, pendant que je visitais le musée attenant au site, on ne m’avait pas expliqué que la majorité des trouvailles faites ici étaient en ce moment en vadrouille en Suède.
Donc, pour cesser ses digressions et en revenir à nos moutons, la dernière fois que j’étais avec cet ami, c’était dans la région de Kutaïsi. Et nous y étions pour le boulot (enfin disons pour son boulot, parce que pour moi, c’était que du bonheur, sans obligation aucune). Le gouvernement géorgien, tout à sa tache de moderniser la Géorgie, a décidé, il y quelques années, de faire construire une grande route moderne qui coupe le pays en deux. Le chantier est en bonne voie. A tel point que certains ont eu la bonne idée de doubler cette route qui va d’Est en Ouest, d’une autre route allant du Nord au Sud. Urgence donc… tout du moins pour la majorité de mes amis ici, archéologues de leur état. Il leur faut conduire des fouilles sur le tracé de la nouvelle route avant que le bitume ne fasse disparaître à jamais les dernières reliques de notre ancêtre, le grand, le merveilleux Homo Georgicus et tous ses arrière-arrière-arrière-petits-gamins.
Voilà donc qu’il y a deux semaines, ils m’annoncent tout guillerets qu’ils partent mener quelques études dans cette région afin d’organiser des fouilles dès les beaux jours revenus. L’objectif ? Evaluer les trouvailles possibles, tâter le terrain en sorte. Ni une, ni deux, je me joins à l’expédition. Je ne refuse jamais un p’tit tour à la campagne. Nous utilisons pour cette expédition la camionnette de l’université, notre supermankana comme on l’appelle (comprendre supercar !), vieux tas de tôle poussif qu’il faut arrêter tous les cinq kilomètres pour l’abreuver. Le chauffeur nous pose en rase campagne et nous voilà partis, binettes et pinceaux à la main, à la recherche de quelques traces antiques. Un archéologue spécialiste de l’antiquité, un autre de l’âge du bronze, un paléontologue et une française complètement ignare qui a surtout envie de respirer un peu d’air frais. Fameuse équipe.
Nous nous postons dans un champ où paissent paisiblement quelques ruminants étiques. « Prends ce côté-là » m’indique mon ami. « Je prospecte de l’autre côté. » Je réponds un « Sans problème » assuré avant de me raviser. « Euh, mais qu’est-ce que je suis censée trouver ? ». L’ami en question se baisse, creuse le sol sur moins de cinq centimètres et en extirpe un morceau de pierre. Le morceau en question – qui en fait, après examen, s’avère être en bronze – est arrondi à son extrémité et présente quelques gravures en spirales. « Ce genre de choses » me dit-il comme s’il s’agissait de la plus grande évidence. « Ca, c’est une hache du 9ème siècle avant notre ère, typique de la région ». Je hoche la tête avec assurance, tout en songeant qu’il n’y en a pas tant des pays où il suffit de se baisser dans un pré pour trouver des trucs pareils. Avant de partir de mon côté, j’arrache des mains de mon ami la hache en question « Ca me servira de modèle », lui expliqué-je.
Armée de mon « exemple », je pars donc en chasse de quelques reliques antiques, tout en prenant garde à ne pas me faire attaquer par le taureau revêche qui me fixe d’un regard mauvais. Je scrute consciencieusement le terrain, recherchant tout objet ressemblant de près ou de loin à cette hache que j’ai dans les mains. Très fière de moi, j’extirpe de temps en temps de la boue, un truc qui me paraît intéressant. Lorsque je retrouve finalement ma bande d’archéologues, je ne peux que m’enthousiasmer sur leurs trouvailles. Certains ont trouvé d’autres haches, un autre a mis à jour un morceau de mur appartenant sans doute à une maison que des fouilles plus approfondies permettront de révéler. Notre paléontologue a trouvé un cimetière de bifaces, silex taillés et encore bien tranchant malgré les milliers d’années qui nous séparent de leur fabrication. Mon ami peut même s’enorgueillir d’avoir identifié l’emplacement d’un tombeau antique. En quelques minutes, un condensé de l’histoire ancienne de l’humanité se dévoile devant moi. Des réalisations humaines, de l’homo habilis à l’antiquité, réunies en un seul lieu et que nous venons de mettre à jour en moins d’une heure.
Comment décrire l’émotion face à cela ? Impossible. Il faut s’imaginer, les pieds dans la boue, sous la pluie, dans un décor de campagne entrecoupé de friches industrielles soviétiques. Au loin, devant nous, le Caucase, mangé en partie par les nuages, derrière, la route moderne et bruyante. Autour de nous des vaches et quelques paysans et autres routiers qui nous observent. Et au milieu de tout cela, un biface antédiluvien qui peut-être un jour perça le cuir résistant d’un mammouth. Sous nos pieds, la tombe d’un de nos ancêtres, reposant là depuis plus de deux mille ans et, installée non loin, la maison d’un géorgien antique. Son lit, sa cuisine, la table peut-être sur laquelle il prenait ses repas, le berceau d’un enfant, un jouet, une cuillère, un bijou dont il fit cadeau à son épouse, qui sait ce que nous y trouverons ? L’histoire de l’Europe en un seul lieu. Je me souviens soudain de ces cours d’histoire à l’école primaire. C’est loin, trop pour que je me souvienne tout à fait mais quelques bribes me reviennent. Homo habilis ? Je peux à peu près le situer. Entre l’Homo Erectus et l’Homo Sapiens. Une tombe ? Ca ne veut pas dire grand-chose. Je me souviens vaguement du ton docte de ma prof d’histoire de CE1, une arménienne d’ailleurs, qui nous expliquait que les premiers à enterrer leurs morts étaient les Néandertaliens. Neandertal, Erectus, Habilis, Sapiens, ça va à peu près. Sauf qu’il ne faudrait pas me demander de les situer précisément dans le temps. En gros pour moi, ils se situent dans un laps de temps qui va de la disparition des dinosaures au siècle de Périclès, avec le vague souvenir d’un truc qui s’appelle révolution néolithique au milieu. Entre les deux, j’ai un peu de mal à dater. Mais peu importe, je revois soudain les photos de bifaces qui ornaient mon bouquin d’histoire de l’époque. Si j’avais su alors que quelques années plus tard, j’en tiendrais un dans les mains, je ne l’aurais jamais cru.
Alors que je suis plongée dans mes souvenirs scolaires, ma petite troupe d’archéologue se tourne subitement vers moi. Sous leurs regards inquisiteurs, j’ai soudain l’impression d’avoir à réciter une leçon que je n’aurai pas apprise. « Montre-nous ! » me lance mon ami. Je tâte ma poche dans laquelle gisent mes quelques trouvailles. Sur le moment, tout du moins, j’ai cru qu’il s’agissait de trouvailles, face aux leurs, soudain, j’ai un doute, un gros doute. Je finis par les sortir et par les leur montrer. Après tout, qui sait ? Les gamins qui découvrirent la grotte de Lascaux n’étaient pas plus experts que moi. Mes archéologues observent avec intérêt les quelques trucs que je tiens pour des reliques d’une grande valeur. Ils les soupèsent, les retournent, se les passent, hochent la tête. La confiance revient. Puis soudain la pluie redouble et nous trempe en quelques secondes. « A la voiture ! » crie le paléontologue. « Ben, et mes trouvailles ? » objecté-je. Mon ami interrompt sa course vers la supermankana et revient vers moi d’un air moqueur. « Adeline, me dit-il, d'un air faussement contrit, remets ces morceaux de cailloux à leur place et allons-y ! ».
Dure la vie d’archéologue en herbe.
Je n’ai pourtant pas fait grand-chose pour mériter ces bénédictions. Il y avait des grand-mères qui faisaient la manche sur Roustavéli, les Champs Elysées de Tbilissi. A dix heure du soir, quelle tristesse ! J’ai tiré de ma besace quelques tétris, comprendre des centimes de laris, la monnaie géorgienne. Pas une grande fortune mais qui me valut des signes de croix par trois fois répétés (ben oui, le père, le fils et le saint esprit). Les signes de croix vont toujours par trois par ici et toujours de droite à gauche avec trois doigts. Les rituels ont la peau dure.
Ce soir, j’ai mangé des khinkalis, sorte de gros raviolis géorgiens qui se mangent à la main. Quiconque utiliserait une fourchette pour les ingurgiter serait immédiatement catalogué « touriste ». Pas simple pourtant à avaler. Il faut d’abord inciser la pate d’un coup de dent expert puis, à travers le trou ainsi formé, boire le jus qui sinon dégouline de partout. Une fois le jus avalé, il ne reste plus qu’à dévorer la pate et la farce. L’ami géorgien avec qui j’étais s’est beaucoup moqué de moi. Il faut dire que c’était la première fois que nous allions ensemble dans un Sakhinkle, soit un restau, ou plutôt un bouiboui qui ne sert que des khinkalis. D’ordinaire nous nous retrouvons ailleurs, en région, dans des endroits reculés.
La dernière fois, c’était dans la région de Kutaïsi, dans l’Ouest de la Géorgie. Je sens, je ne sais pourquoi, qu’un petit cours de géographie s’impose, quelque chose me dit que rares sont ceux au village à avoir une idée claire de ce qu’est la Géorgie. Bon en gros, la Géorgie est historiquement coupée en deux. Pour être plus exacte, la Géorgie est enclavée au Nord par le Grand Caucase et au Sud, le Petit Caucase. Au milieu on retrouve une zone centrale composée de deux ensembles de part et d’autre du plateau de Souram. A l’Ouest, la Colchide et les piémonts du bassin hydrographique du Rioni qui bénéficient d’un climat de type subtropical humide ce qui permit d’en faire une région agricole très riche (thé et agrumes en particulier). A l’est, les plaines intérieures de Kartli qui subissent un climat plus continental et nettement plus sec propice à la culture de la vigne (Sapéravi, Rkatsitéli et autres cépages méconnus). Kutaïsi, donc, c’est en Colchide.
Voyons les plus cultivés. Si je vous dis Colchide, vous pensez à… à… à… et oui ! à Médée ! La terrible Médée, sorcière de son état qui valut à Jason ses plus grandes victoires comme ses plus grands malheurs. Car c’est bien de Colchide que vient Médée et avec elle la Toison d’or. L’or, omniprésent jadis dans cette région, pour le trouver on utilisait une peau de mouton que l’on plaçait dans le courant et qui récupérait les particules d’or charriées par l’eau. D’où le mythe de la Toison d’or. Jason venait de Iolcos en Grèce actuelle et parvint en effet jusqu’à la partie occidentale de la Géorgie. Mythologie, me direz-vous. Peut-être. Mais quoi qu’il en soit, des archéologues ont bel et bien retrouvé en Grèce des milliers d’objets fabriqués avec l’or de Géorgie. Certains ont peut-être eu la chance d’apercevoir cette expo qui tourne en Europe occidentale depuis dix ans (elle est à Stockholm en ce moment) portant sur l’or de Vani. Et bien Vani n’est qu’à quelques encablures de Kutaïsi, un site archéologique sublime. Et qui l’aurait été d’autant plus si, pendant que je visitais le musée attenant au site, on ne m’avait pas expliqué que la majorité des trouvailles faites ici étaient en ce moment en vadrouille en Suède.
Donc, pour cesser ses digressions et en revenir à nos moutons, la dernière fois que j’étais avec cet ami, c’était dans la région de Kutaïsi. Et nous y étions pour le boulot (enfin disons pour son boulot, parce que pour moi, c’était que du bonheur, sans obligation aucune). Le gouvernement géorgien, tout à sa tache de moderniser la Géorgie, a décidé, il y quelques années, de faire construire une grande route moderne qui coupe le pays en deux. Le chantier est en bonne voie. A tel point que certains ont eu la bonne idée de doubler cette route qui va d’Est en Ouest, d’une autre route allant du Nord au Sud. Urgence donc… tout du moins pour la majorité de mes amis ici, archéologues de leur état. Il leur faut conduire des fouilles sur le tracé de la nouvelle route avant que le bitume ne fasse disparaître à jamais les dernières reliques de notre ancêtre, le grand, le merveilleux Homo Georgicus et tous ses arrière-arrière-arrière-petits-gamins.
Voilà donc qu’il y a deux semaines, ils m’annoncent tout guillerets qu’ils partent mener quelques études dans cette région afin d’organiser des fouilles dès les beaux jours revenus. L’objectif ? Evaluer les trouvailles possibles, tâter le terrain en sorte. Ni une, ni deux, je me joins à l’expédition. Je ne refuse jamais un p’tit tour à la campagne. Nous utilisons pour cette expédition la camionnette de l’université, notre supermankana comme on l’appelle (comprendre supercar !), vieux tas de tôle poussif qu’il faut arrêter tous les cinq kilomètres pour l’abreuver. Le chauffeur nous pose en rase campagne et nous voilà partis, binettes et pinceaux à la main, à la recherche de quelques traces antiques. Un archéologue spécialiste de l’antiquité, un autre de l’âge du bronze, un paléontologue et une française complètement ignare qui a surtout envie de respirer un peu d’air frais. Fameuse équipe.
Nous nous postons dans un champ où paissent paisiblement quelques ruminants étiques. « Prends ce côté-là » m’indique mon ami. « Je prospecte de l’autre côté. » Je réponds un « Sans problème » assuré avant de me raviser. « Euh, mais qu’est-ce que je suis censée trouver ? ». L’ami en question se baisse, creuse le sol sur moins de cinq centimètres et en extirpe un morceau de pierre. Le morceau en question – qui en fait, après examen, s’avère être en bronze – est arrondi à son extrémité et présente quelques gravures en spirales. « Ce genre de choses » me dit-il comme s’il s’agissait de la plus grande évidence. « Ca, c’est une hache du 9ème siècle avant notre ère, typique de la région ». Je hoche la tête avec assurance, tout en songeant qu’il n’y en a pas tant des pays où il suffit de se baisser dans un pré pour trouver des trucs pareils. Avant de partir de mon côté, j’arrache des mains de mon ami la hache en question « Ca me servira de modèle », lui expliqué-je.
Armée de mon « exemple », je pars donc en chasse de quelques reliques antiques, tout en prenant garde à ne pas me faire attaquer par le taureau revêche qui me fixe d’un regard mauvais. Je scrute consciencieusement le terrain, recherchant tout objet ressemblant de près ou de loin à cette hache que j’ai dans les mains. Très fière de moi, j’extirpe de temps en temps de la boue, un truc qui me paraît intéressant. Lorsque je retrouve finalement ma bande d’archéologues, je ne peux que m’enthousiasmer sur leurs trouvailles. Certains ont trouvé d’autres haches, un autre a mis à jour un morceau de mur appartenant sans doute à une maison que des fouilles plus approfondies permettront de révéler. Notre paléontologue a trouvé un cimetière de bifaces, silex taillés et encore bien tranchant malgré les milliers d’années qui nous séparent de leur fabrication. Mon ami peut même s’enorgueillir d’avoir identifié l’emplacement d’un tombeau antique. En quelques minutes, un condensé de l’histoire ancienne de l’humanité se dévoile devant moi. Des réalisations humaines, de l’homo habilis à l’antiquité, réunies en un seul lieu et que nous venons de mettre à jour en moins d’une heure.
Comment décrire l’émotion face à cela ? Impossible. Il faut s’imaginer, les pieds dans la boue, sous la pluie, dans un décor de campagne entrecoupé de friches industrielles soviétiques. Au loin, devant nous, le Caucase, mangé en partie par les nuages, derrière, la route moderne et bruyante. Autour de nous des vaches et quelques paysans et autres routiers qui nous observent. Et au milieu de tout cela, un biface antédiluvien qui peut-être un jour perça le cuir résistant d’un mammouth. Sous nos pieds, la tombe d’un de nos ancêtres, reposant là depuis plus de deux mille ans et, installée non loin, la maison d’un géorgien antique. Son lit, sa cuisine, la table peut-être sur laquelle il prenait ses repas, le berceau d’un enfant, un jouet, une cuillère, un bijou dont il fit cadeau à son épouse, qui sait ce que nous y trouverons ? L’histoire de l’Europe en un seul lieu. Je me souviens soudain de ces cours d’histoire à l’école primaire. C’est loin, trop pour que je me souvienne tout à fait mais quelques bribes me reviennent. Homo habilis ? Je peux à peu près le situer. Entre l’Homo Erectus et l’Homo Sapiens. Une tombe ? Ca ne veut pas dire grand-chose. Je me souviens vaguement du ton docte de ma prof d’histoire de CE1, une arménienne d’ailleurs, qui nous expliquait que les premiers à enterrer leurs morts étaient les Néandertaliens. Neandertal, Erectus, Habilis, Sapiens, ça va à peu près. Sauf qu’il ne faudrait pas me demander de les situer précisément dans le temps. En gros pour moi, ils se situent dans un laps de temps qui va de la disparition des dinosaures au siècle de Périclès, avec le vague souvenir d’un truc qui s’appelle révolution néolithique au milieu. Entre les deux, j’ai un peu de mal à dater. Mais peu importe, je revois soudain les photos de bifaces qui ornaient mon bouquin d’histoire de l’époque. Si j’avais su alors que quelques années plus tard, j’en tiendrais un dans les mains, je ne l’aurais jamais cru.
Alors que je suis plongée dans mes souvenirs scolaires, ma petite troupe d’archéologue se tourne subitement vers moi. Sous leurs regards inquisiteurs, j’ai soudain l’impression d’avoir à réciter une leçon que je n’aurai pas apprise. « Montre-nous ! » me lance mon ami. Je tâte ma poche dans laquelle gisent mes quelques trouvailles. Sur le moment, tout du moins, j’ai cru qu’il s’agissait de trouvailles, face aux leurs, soudain, j’ai un doute, un gros doute. Je finis par les sortir et par les leur montrer. Après tout, qui sait ? Les gamins qui découvrirent la grotte de Lascaux n’étaient pas plus experts que moi. Mes archéologues observent avec intérêt les quelques trucs que je tiens pour des reliques d’une grande valeur. Ils les soupèsent, les retournent, se les passent, hochent la tête. La confiance revient. Puis soudain la pluie redouble et nous trempe en quelques secondes. « A la voiture ! » crie le paléontologue. « Ben, et mes trouvailles ? » objecté-je. Mon ami interrompt sa course vers la supermankana et revient vers moi d’un air moqueur. « Adeline, me dit-il, d'un air faussement contrit, remets ces morceaux de cailloux à leur place et allons-y ! ».
Dure la vie d’archéologue en herbe.
Dernière édition par bardak le Mar 1 Fév - 8:08, édité 1 fois