On est partis, Achille et moi, au printemps dernier en Géorgie. A l´origine, on avait un peu prévu de relier Tbilissi à Bakou, de se balader autour de la capitale géorgienne, et de voir en Azerbaidjan les coins qu´on n´avait pas encore eu le temps de découvrir l´année précédente. Or les Azéris sont devenus vraiment casse-burnes pour ce qui concerne la procédure visa. Veulent tout savoir, où et quand tu comptes te poser, pourquoi là et pourquoi pas ailleurs. Sachant que ces rabat-joie n´acceptent évidemment pas les confirmations en toc et qu´on est habitués, Achille et moi, à avancer au petit bonheur la chance sans rien réserver à l´avance, on a décrété qu´on tirerait un trait sur la carte d´Azerbaidjan et qu´on ferait le tour de la Géorgie. Nananère.
Or un beau jour, alors qu´on venait de débarquer en Svanétie, la somptueuse région montagneuse coincée entre l´Abkhazie à l´ouest et l´Ossetie du Sud à l´est, on s´est embarqués pour une journée de crapahutage dans les hauteurs. L´astre éblouissait tout ce qui lui tombait sous les rayons, l´air printanier caressait nos épidermes encore traumatisés par l´interminable hiver bavarois, les enfants gazouillaient, les grands tétras du Caucase se pleutraient allez savoir derrière quel rocher, les ruisseaux dégringolaient en cascade depuis les sommets encore enneigés, les chevaux nous coupaient la priorité à droite sur les chemins caillouteux, les bovins se prélassaient à l´ombre des maisonnées... bref toutes les conditions étaient réunies pour que cette journée soit à marquer d´une croix blanche tant elle était parfaite.
Précisons en outre que le Svan est l´être le plus accueillant de la terre (ex-aequo avec le Géorgien non svan...). Il suffit de traverser un hameau semi-fantôme (exode rural oblige, à moins qu´une avalanche ait emporté une bonne partie d´un bled quelques hivers auparavant...), et de passer au large de la seule maison encore habitée, pour être convié à partager la soupe d´abats et le pain maison à la confiture de pommes caramélisée (miam).
Le temps défilait beaucoup trop vite, comme d´hab en voyage et dans la vie en général, les kilomètres de marche commençaient à se faire sentir au niveau des arpions, des mollets, des cuisses, des hanches, des dorsales etc. Avant que la nuit tombe, il a bien fallu se résoudre à rejoindre notre point de chute, Mestia en l´occurence. Comme partout en Géorgie, on logeait chez l´habitant. Je rêvais justement d´une douche chaude et d´un tchai brûlant pour reprendre mes esprits avant d´amorcer la soirée, quand on est passés devant le seul et unique bistrot du village.
Inutile de préciser que c´est par simple curiosité que, d´un commun accord, Achille et mézigue, nous sommes décidés à faire une brève halte dans cet endroit pour goûter à la bière locale. Le temps que je me félicite, grâce à mon dico allemand-géorgien magique, de n´avoir pas fait s´esclaffer toute la galerie en commandant les mousses, il était déjà l´heure d´en commander une deuxième, sachant que les chopes svanes sont plus riquiqui que les bavaroises.
La fatigue me fatiguait, la fumée du troquet me piquait et me gonflait les paupières comme pas possible (c´est qu´on n´est plus habitués à rien de nocif dans nos contrées où l´interdit règne en maître), si bien que je décidais de m´arrêter à la troisième (à moins que ce soit la quatrième ou cinquième) chope et entraînais Achille pour sortir prendre l´air et surtout tenter de retrouver le chemin du bercail.
Voilà-t-y pas que la charmante blondinette, haute comme cinq pommes et demi tombe sur Achille et lui demande, dans un angliche plus que bricolé, très manuel dirons nous, si par le plus généreux des hasards, on accepterait de répondre à quelques questions pour la télé géorgienne. J´allais déjà repartir et m´excuser de décevoir des millions de Caucasiens, mais, non vraiment, une autre fois peut-être... lorsqu´Achille, à qui il arrive d´être encore intimidé par moi, même après tant d´années, a accepté de se plier à l´exercice de l´interview.
Il m´a fallu deux secondes pour réaliser que j´étais bien parachutée en Svanétie, que la nuit approchait, que la fraîcheur commençait à se faire sentir, qu´Achille venait d´accepter de faire le pitre devant une caméra d´une chaîne nationale (ayant sans doute le monopole...), et non pas douillettement en plein rêve sous ma couette d´Ilmmünster !
Quand la jolie pépée a fait comprendre à Achille qu´elle ne parlait pas anglais, mais qu´elle lui poserait les questions en russe ou en géorgien., Achille a fait « I´m sorry, no russki ». On allait partir et je commençais à inspirer et expirer normalement quand la nana nous a fait signe de patienter deux secondes. C´est alors qu´elle a dégainé son nokia et elle a appelé dieu-sait-qui. Blabala blabala. Ce manège a duré un bon petit moment jusqu´à ce quelle finisse par tendre son téléphone à Achille (dont le visage était passé, dans l´intervalle de temps, de buriné par le soleil des sommets à blanc comme un linge).
Achille s´est mis à parlementer très diplomatiquement, dans un anglais presque parfait, avec un interlocuteur et faisait « okay... okaaayyyy.... okaaaayyyyy ». Le type au bout du fil, qui s´est avéré plus tard être le fiston de la journaliste, lui traduisait les questions que venaient de lui souffler sa mère dans le combiné. Achille était supposé répondre du tac au tac en souriant et en fixant son regard vers la caméra. Bonne mère ! Mais c´est qu´il se débrouillait mieux que le président un soir de remaniement ministériel, le bougre ! A croire que la bière géorgienne était le meilleur des stéroides anabolisants pour la cervelle.
J´en étais là de mon admiration pour un homme que je découvrais sous un nouveau jour, quand ce con a fait « I am really happy to be here with my girlfriend ! ». Sur ce, il y a eu un mouvement de la caméra et un passage de micro. J´étais moi-même en direct...
Je ne m´en remets toujours pas.
Dernière édition par Glatch le Dim 5 Déc - 21:45, édité 4 fois