Charlotte Delbo, une femme pas ordinaire.
Parfois j'aime bien faire un tour dans la librairie "La Procure", à Paris. Bon, elle est plutôt spécialisée dans la religion, mais moi, qui en ait aucune, débarrassé d'idées préconçues et de jugements de valeur, cela ne me gêne pas de m'y rendre parce que je trouve sur les présentoirs, bien en évidence, des livres de toutes convictions spirituelles et politiques, des auteurs de romans dont j'ignorais l'existence, certainement pas des romanciers à la mode et médiatisés. Leur vitrine sur la rue attire les regards, car, régulièrement, les employés mettent en valeur un auteur, avec des extraits de textes, et souvent sa photographie.
C'est ainsi que l'autre jour, vers 17 heures, je me suis arrêté parce qu'il y avait justement une photographie : le portrait d'une femme resplendissante de vie, où l'on devine aussi, dans ses yeux, la volonté très forte de ne jamais abdiquer !
C'était Charlotte Delbo. Une femme passionnée par le théâtre. J'ai appris qui elle était grâce à une émission de France Culture. Cela ne suffit pas pour en faire une femme pas ordinaire. Elle a été une militante communiste, elle a été une résistante, elle a été déporté à Auschwitz, et elle a survécu. Jusqu'à sa mort, en 1985, elle a vécu avec joie, sans contraintes, appréciant ce miracle d'être encore vivante, mais avec cet infâme numéro tatoué sur son avant-bras. J'aurais bien aimé la rencontrer, rien que pour boire une coupe de champagne avec elle, trinquer à la vie de tous les jours, et puis après l'écouter me parler du théâtre, sa passion, et puis, peut être, l'amener à me parler de ce qu'elle a écrit en revenant de déportation, de ce traumatisme psychologique que tous les survivants ont ressenti, enfin, pas tous, d'autres se sont suicidés, comme Primo Levi dont le livre "Si c'est un homme", le plus grand libre - les mots sont faibles- que je n'aie jamais lu, qui m'a laissé vidé par trop d'émotions contenues, un livre qui m'a fait ressentir l'être humain au plus profond de sa chair et son sang.
Les libraires ont affiché un texte de Charlotte Delbo, derrière la vitrine, encadrant son portrait photographie. Je l'ai lu. J'en ai eu des frissons. Alors, je l'ai pris en photo pour mieux le retranscrire.
PRIÈRE AUX VIVANTS
POUR LEUR PARDONNER D’ÊTRES VIVANTS
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
un vêtement qui vous va bien
qui vous va mal
qui vous va à peu près
vous qui passez
animés d'une vie tumultueuse aux artères
et bien collée au squelette
d'un pas alerte sportif lourdaud
rieurs renfrognés, vous êtes beaux
si quelconques
si quelquonquement tout le monde
tellement beau d'être quelconques
diversement
avec cette vie qui vous empêche
de sentir votre buste qui suit la jambe
votre main au chapeau
votre main sur le cœur
la rotule qui roule doucement au genou
comment vous pardonnez d'être vivants...
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
Vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d'argent
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes à chaque printemps
Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d'êtres habillés de votre peau de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie.
Charlotte Delbo
Parfois j'aime bien faire un tour dans la librairie "La Procure", à Paris. Bon, elle est plutôt spécialisée dans la religion, mais moi, qui en ait aucune, débarrassé d'idées préconçues et de jugements de valeur, cela ne me gêne pas de m'y rendre parce que je trouve sur les présentoirs, bien en évidence, des livres de toutes convictions spirituelles et politiques, des auteurs de romans dont j'ignorais l'existence, certainement pas des romanciers à la mode et médiatisés. Leur vitrine sur la rue attire les regards, car, régulièrement, les employés mettent en valeur un auteur, avec des extraits de textes, et souvent sa photographie.
C'est ainsi que l'autre jour, vers 17 heures, je me suis arrêté parce qu'il y avait justement une photographie : le portrait d'une femme resplendissante de vie, où l'on devine aussi, dans ses yeux, la volonté très forte de ne jamais abdiquer !
C'était Charlotte Delbo. Une femme passionnée par le théâtre. J'ai appris qui elle était grâce à une émission de France Culture. Cela ne suffit pas pour en faire une femme pas ordinaire. Elle a été une militante communiste, elle a été une résistante, elle a été déporté à Auschwitz, et elle a survécu. Jusqu'à sa mort, en 1985, elle a vécu avec joie, sans contraintes, appréciant ce miracle d'être encore vivante, mais avec cet infâme numéro tatoué sur son avant-bras. J'aurais bien aimé la rencontrer, rien que pour boire une coupe de champagne avec elle, trinquer à la vie de tous les jours, et puis après l'écouter me parler du théâtre, sa passion, et puis, peut être, l'amener à me parler de ce qu'elle a écrit en revenant de déportation, de ce traumatisme psychologique que tous les survivants ont ressenti, enfin, pas tous, d'autres se sont suicidés, comme Primo Levi dont le livre "Si c'est un homme", le plus grand libre - les mots sont faibles- que je n'aie jamais lu, qui m'a laissé vidé par trop d'émotions contenues, un livre qui m'a fait ressentir l'être humain au plus profond de sa chair et son sang.
Les libraires ont affiché un texte de Charlotte Delbo, derrière la vitrine, encadrant son portrait photographie. Je l'ai lu. J'en ai eu des frissons. Alors, je l'ai pris en photo pour mieux le retranscrire.
PRIÈRE AUX VIVANTS
POUR LEUR PARDONNER D’ÊTRES VIVANTS
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
un vêtement qui vous va bien
qui vous va mal
qui vous va à peu près
vous qui passez
animés d'une vie tumultueuse aux artères
et bien collée au squelette
d'un pas alerte sportif lourdaud
rieurs renfrognés, vous êtes beaux
si quelconques
si quelquonquement tout le monde
tellement beau d'être quelconques
diversement
avec cette vie qui vous empêche
de sentir votre buste qui suit la jambe
votre main au chapeau
votre main sur le cœur
la rotule qui roule doucement au genou
comment vous pardonnez d'être vivants...
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
Vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d'argent
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes à chaque printemps
Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d'êtres habillés de votre peau de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie.
Charlotte Delbo