Un début de week-end presque ordinaire chez George...
Petit matin ensoleillé sur Tbilissi, remplissage de sac express, contrôle du contenu du frigo qui est prié de ne pas pourrir en mon absence, un p’tit salut au voisin en faisant mine de ne pas le voir, pas le temps de me taper la conversation maintenant, évacuation immédiate des cadavres de bouteille des deux semaines précédentes, vérification de la porte opposée, désarmement des toboggans et… c’est parti !
Ou presque… premier arrêt, à un mètre vingt cinq de l’entrée de la cour. La voisine est là, la sorcière, celle qui me jetait des mauvais sorts avant de m’avoir à la bonne. Elle hurle en truc en géorgien. Je reconnais fièrement quelques mots, lui répond encore plus fièrement, j’aurais pas du. Je le savais pourtant ! Règle numéro un de la vie pépère dans une cour « à l’italienne » géorgienne, ne jamais répondre quand la vieille sorcière hurle ! Fatalement, la sorcière s’intéresse soudain à moi. Et c’est parti pour quinze minutes de blablatage, version monologue, de la vieille sorcière.
C’est qu’il faut absolument qu’elle me parle de sa belle-petite-fille, une sale garce selon elle qui ne sait pas rendre son petit-fils heureux au pieux. Alors qu’elle ! Elle ! Elle savait faire tourner la tête aux hommes ! Un petit agité de jupon et les hommes perdaient la tête ! Elle chantait et elle dansait et ils se pâmaient tous. Oh oui alors ! Ils pouvaient bien la traiter en trainée, elle qui n’était pas géorgienne, elle qui portait fièrement le sang des Kistes, elle qui n’était pas d’ici, ils y passaient tous, soumis et béats… C’est qu’elle savait ce qu’il fallait faire pour perdre un homme… Elle savait placer sa main au bon endroit, tendre ses lèvres comme il faut…
Oh bon sang ! J’espère qu’elle n’a pas l’intention de me parler de ses prouesses sexuelles ! Je ne doute pas une seconde qu’elle ait pu être fort jolie et envoutante dans son jeune temps. Mais le jeune temps est parti depuis longtemps à des années lumières de cet endroit, les dents pourries, le dos voûté, le fond de l’œil jaune… je sais, je suis d’une intolérance crasse. Les vieilles sorcières aussi ont droit à leurs ébats sexuels, pas de doute là-dessus… mais de là à m’en décrire les plus sombres recoins à une heure aussi matinale, joker !
Pourtant, l’histoire de la Kiste audacieuse ne manquait pas de piment. J’écoute encore quelques secondes, rien à faire, elle décrit tout, le geste, la bouche, le pénis… là, je décroche volontairement… le rythme des mots qu’elle évacue est si rapide que je suis dispensée de répondre et donc, d’écouter. Je peux à loisir penser à ma journée à venir tout en faisant mine de me passionner pour ses ébats héroïques, à défaut de les concevoir érotiques.
Cinq minutes… dix minutes… parfois un mot que je saisis, plusieurs en fait car à force de ne pas écouter, bien sûr, je me passionne pour cette leçon d’anatomie historique… J’aimerais bien lui dire qu’elle n’est qu’une gourgandine mais j’ignore la traduction russe ou géorgienne de ce terme, alors je m’abstiens. Puis subitement, ma vieille sorcière disparaît. Son boulot de « Modi, modi » ne peut attendre. Soulagement, énorme soulagement.
Pour tout expliquer, le « modi, modi », c’est le gareur de voiture. Une personne, en général un homme mais ma vieille sorcière est là pour prouver que la misère des p’tits boulots ne connait guère de discriminations, habillée d’un gilet fluo et d’un bâton noir et blanc, chargée de garer les voitures et d’en assurer la sécurité. Le tarif est de 50 tetri par voiture. Dur de gagner sa vie ainsi. Pour ramasser un euro, il faut garer 5 voitures. Ils sont dix sur un trottoir à se disputer les quelques autos. On les appelle les « modi, modi » car c’est le seul mot qu’on les entend prononcer. « Modi », ça veut dire « viens » en géorgien et, en effet, c’est le seul vocable que l’on entend d’eux. « Viens, viens », indications dérisoires pour aider les maladroits à se garer ou se dégarer.
Ma vieille sorcière partie, je peux enfin me préoccuper de mon périple. On m’a dit : pour nous rejoindre, c’est facile, tu prends n’importe quelle marshrutka* qui roule vers l’ouest et tu t’arrêtes sur le bord de l’autoroute à 200 mètres du commissariat d’Igoeti. Merci pour ces indications aussi précises que pourrait l’être un étourneau noyé dans un fût de cognac. C’est pas super bien parti quand même. Au cas où, j’ai quand même pris les quelques rations de survie de l’armée rouge que je garde précieusement depuis que je les ai découvertes dans un vieux kolkhoze à l’abandon dans le coin de Saratov (Saratov, en Russie, je précise pour les béotiens, une charmante ville à un pont très exactement de cette bourgade portant le doux nom de Engels, des rations de l’armée rouge de par là-bas, c’est collector !)… on sait jamais, ça peut toujours servir. J’ai jamais osé ouvrir le petit colis, précieuse relique historique, mais d’après certains anciens, y a un bout de « salo », c’est comme du jambon mais avec seulement le gras, un peu de pain noir et deux cent grammes de vodka soigneusement conservée. Ration, oui, de survie, j’en doute.
Bon, pas de panique, il faut que je trouve une marshrutka qui va vers l’ouest, c’est la première chose à faire. Comme je ne sais pas où aller, les gares routières ne manquant pas à Tbilissi, je me décide pour celle située la plus au Nord. La logique, y a que ça de vrai ! Direction, donc, Didoube. Un p ‘tit tour de métro et c’est parti. J’adore le métro en Géorgie. Parce que c’est le même qu’en Russie, mais qu’ils ont camouflé tous les décors soviétiques gravés, peinturlurés, vermoulés du plafond sous un faux-plafond hideux. Je sais bien qu’ils ne veulent plus être soviétiques mais bon, l’homo sovieticus frais émoulu c’est bien plus attrayant que le faux-plafond en plastoc. Et même s’ils ont essayé de tout cacher, y a des signes qui ne trompent pas. Comme la rame de métro, dès qu’elle entre en station, bruyante, violente, avec ses rétroviseurs qui dépassent sur le quai et dont j’aurais eu le malheur de connaître les instincts les plus meurtriers à Moscou, on sait déjà que ce train là, il vient de l’Union. On devine le « Sdelano v Dniepropetrovsk. Depo CCCP » pompeusement gravé aux extrémités de chaque wagon. Et il est bien là, ricanant.
Arrivée à Didoube, un monde fou et des marshrutkas dans tous les coins. J’avance un peu dans le dédale, me frayant un chemin incertain au milieu des vendeurs à la sauvette de fruits et de légumes. « Des abricots ? » me propose une grosse géorgienne âgée, armée de froufrous jupon-esques à faire pâlir les plus belles des gitanes. Je l’identifie aussitôt, et je ne sais pourquoi, comme une Kiste. Toutes les vieilles vont-elles désormais être des Kistes dans mon cerveau dérangé ? C’est qu’il y a des images dont on ne se débarrasse qu’à grandes rasades d’une vodka que là, tout de suite, je n’ai pas le temps de boire. Je refuse poliment et prend l’air de celle qui sait où elle va afin de décourager les rabatteurs. Ouf, je repère une première marshrutka qui va à Batumi, me voilà sauvée. Je m’installe, parle deux minutes au chauffeur, lui explique je vais à Igoeti et voilà que le chauffeur me jette sans ménagement hors de la marshrutka. En bon géorgien galant néanmoins, il m’indique où trouver une autre marshrutka. Il suffit que je revienne sur mes pas, que je contourne le petit magasin de jouets d’enfants, que je prenne à gauche, que je continue tout droit et je tomberai dessus.
Je repars donc, un peu interloquée. Mais pourquoi donc n’a-t-il pas voulu de mon illustre derrière dans son tout aussi illustre véhicule ? Petit magasin de jouet, à gauche toute, tout droit et boum, je me casse le nez sur des marshrutkas qui vont absolument partout sauf à l’Ouest. Mon chauffeur de tantôt aurait-il cherché à m’embrouiller ? Pas de souci, je demande mon chemin à quelques vieux qui s’offrent une partie de nardi, le backgammon du coin, sur un morceau de banc au soleil. Je choisis toujours les vieux, je suis sûre qu’ils baragouineront au moins un peu de russe.
« Ah ! non, c’est pas par là ! m’assure le plus édenté. Il faut revenir sur vos pas, marcher jusqu’au magasin de jouets d’enfants et tourner à droite ».
« J’en viens ! Et on m’a dit de venir ici »
« Oh ! Alors, il faut retourner sur vos pas et prendre à gauche après le magasin de jouets. Puis à droite quand vous voyez le métro, là vous trouverez ce qu’il vous faut ».
Et hop, c’est reparti. Tout droit, le magasin de jouets, à gauche, la marchande d’abricots, « des abricots ? », « non merci », le métro, à droite. Des marshrutkas, oui, il y en a, mais elles vont toutes à… Tbilissi… c’est vraiment pas gagné. Des vieux, un banc, un jeu de nardi.
« Où pourrais-je trouver une marshrutka pour Igoeti ? »
« Facile, m’assure le plus charmant, vous allez vers le métro, tournez à gauche et continuez tout droit, vous ne pouvez pas vous tromper, y a un magasin de jouets sur le côté ».
« J’en viens ! Et on m’a dit de venir ici ».
« On vous aura mal informée »
Retour sur mes pas, le métro, à gauche, marchande d’abricot, « des abricots ?», « non merci », tout droit, le magasin de jouets, encore tout droit, marshrutkas et le chauffeur de tantôt. J’en trouve une autre, elle va à Poti, pas de doute, elle va bien à l’ouest. Je m’assieds, heureuse, discute un moment avec le chauffeur, lui dit que je vais dans le coin d’Igoeti et, ni une ni deux, mon illustre derrière s’avère tout aussi persona non grata que précédemment. Lasse de déconvenues, je me décide à interroger. Pourquoi me jeter ainsi ?
« Igoeti, ça ne rapporte pas assez ! »
Forcément, Poti, c’est six heures de route, Igoeti seulement quarante minutes, prendre quelqu’un qui s’arrête si tôt, c’est perdre de l’argent. Le chauffeur de marshrutka paie chaque mois un montant fixe à l’exploiteur de l’itinéraire qu’il suit. Le reste, c’est son salaire. Ma présence à bord lui coûte autant, en pourcentage, que celui qui va à Poti, en revanche, elle lui rapporte moins. Mon chauffeur étant néanmoins géorgien et donc galant, incapable de laisser une jeune fille en fleur sur le bord de la route, il m’indique comment trouver une marshrutka pour Gori, ville assez proche d’Igoeti pour ne pas faire perdre trop d’argent au conducteur. Il faut que je revienne sur mes pas, que je dépasse le magasin de jouets, que je continue tout droit, puis à droite au métro. Tout cela a un air de déjà-vu, ou plutôt de diéjà-viou comme on dit chez les popovs.
« Les marshrutkas pour Gori sont derrière celles qui arrivent à Tbilissi », la voix semble tellement assurée, que j’y crois.
Je reviens sur mes pas, dépasse le magasin de jouet, continue tout droit, marchande d’abricots, « des abricots ? », « non, merci », le métro, à droite, marshrutkas en arrivée, joueurs de nardi et… rien, un mur, pas d’autres marshrutkas. Je désespère, vais-je donc trouver un moyen de transport pour Igoeti ?
Je sais maintenant que sur les indications les Géorgiens sont comme les Russes. Toujours près à aider, se sentant même l’obligation d’aider, quitte à raconter n’importe quoi. Il faudra donc que je me débrouille seule pour trouver une marshrutka qui accepte de m’emmener à Igoeti. Retour sur mes pas, joueurs de nardi, le métro, à gauche, marchande d’abricot, « des abricots ? », « non merci », tout droit, retour au magasin de jouets, légèrement à droite et là enfin… enfin… j’entends ce mot libérateur, hurlé par un rabatteur à la voix éraillée. « Gori ! Gori ! » appelle-t-il.
Je m’approche, en pesant mes pas, il ne se peut pas que cela soit aussi facile. Un regard au chauffeur, il répète Gori, je réponds Igoeti, « Dadjik » me dit-il. Enfin ! Mon illustre derrière a trouvé fauteuil à sa mesure ! J’ose à peine discuter avec le chauffeur mais il répète Igoeti et je souffle. Un souffle court, mais un souffle quand même. Car il reste LA question qui tue.
« Quand part-on ? »
« Quand ce sera plein »
Je jette un œil désespéré à la marshrutka vide qui doit bien comprendre 32 places en comptant les strapontins, 36 en comptant les « remplissages de dernière minute » et je suis seule. 35 clients à attendre, aucune chance de partir avant une heure, une heure et demi. Même un samedi matin, c’est pas gagné. Comme je n’ai pas envie d’attendre bêtement, je décide d’aller faire un tour dans le marché improvisé qui accompagne toute gare routière dans, je crois pouvoir affirmer, à peu près tous les pays du monde.
« Vous ne partez pas sans moi, hein ? »
« Promis »
Faut quand même que j’assure ma place. Reste à savoir par où aller baguenauder en toute innocence. Mes pas m’entraînent malgré moi. Le magasin de jouet, à gauche, marchande d’abricot, « des abricots ? », « non merci », le métro, à droite, joueurs de nardi, le mur, un subtile recoin, une grand-mère, la doyenne du marché à n’en pas douter. J’achète deux bouteilles d’eau, c’est qu’il fait 39 degrés et que je meurs de soif. La marchande est tranquillement assise sur une petite marche qui mène à une tout aussi petite maison que l’on trouverait charmante par chez nous mais qui, ici, est la demeure des miséreux.
Achat, retour sur mes pas, joueurs de nardi, le métro, à gauche, marchande d’abricots, « des abricots ? », « non merci », tout droit, le magasin de jouet, légèrement à droite et… gosh… plus de marshrutka ! Je ne suis pas folle, c’est bien là qu’elle était. Une dizaine de tours sur moi-même, une vingtaine d’aller-retour entre les culs de voiture et les camions puants, histoire de se donner une contenance. Aucun doute, elle était bien là. Un autre rabatteur. Demander. Vite !
« Y avait bien une marshrutka pour Gori, là, tout à l’heure ? »
Je montre l’emplacement dans lequel justement s’engage une grosse Mercedes désagréable.
« Parti »
Parti ? Mais parti où ? Il m’avait assuré qu’il garderait ma place ! Parti avec des touristes ! Un groupe de trekkeurs qui remplissait la marshrutka à lui tout seul ! Elle est quand même fort de café, celle-là ! Et que diable vais-je donc faire maintenant ? Agacée, il faut que je marche. Retour sur mes pas, magasin de jouets, à gauche, marchande d’abricots, « des abricots ? », « non merci », le métro, à droite, joueurs de nardi et puis zut, j’en ai marre. Je vais rester assise là et me dessécher, c’est décidé. Je m’assieds et comme personne ne fait attention à ma révolte soudaine, je me relève. Faudrait quand même pas que je me dessèche pour rien. Un peu de courage retrouvé, retour sur mes pas, joueurs de nardi, le métro, à gauche, marchande d’abricots, « des abricots », « non merci », tout droit, le magasin de jouet, légèrement à droite, j’erre. Un autre rabatteur, enfin ! Gori ! Gori ! C’est pour moi, je me précipite.
C’est un rabatteur pour un taxi. J’hésite, combien donc va me coûter la plaisanterie ? 5 laris au lieu de 3 ? Je marche ! Et des deux pieds, s’il vous plaît. Je m’assieds et n’ose plus rien dire, le chauffeur essaie bien d’entrer en communication avec moi, mais non ! C’est décidé, je ne prononce plus un mot. Un coup d’œil quand même, je suis la seule dans la voiture à 6 places sans compter le chauffeur. 5 zouaves donc à attendre. M’en fous ! Je ne bouge plus. Oui, sauf qu’il fait chaud et qu’au bout d’une demi heure, j’en peux plus de poireauter dans la voiture. J’ai déjà descendu les deux bouteilles d’eau achetées précédemment. Allez, je tente le tout pour le tout, je quitte la carlingue brûlante et me dégourdit les jambes. J’ai soif et j’ai faim. Je jette un œil au rabatteur.
« Vous ne partez pas sans moi, hein ? »
« Promis »
Et je fonce à toute berzingue, dépasse le magasin de jouet, tourne à gauche, tout droit, marchande d’abricots, « des abricots », « non merci », le métro, arrêt soudain. Ben non voyons. Demi-tour, retour sur mes pas, marchande d’abricots, « des abricots ? », « avec plaisir ! ». Un kilo d’abricots, tout droit, marchand de jouets, à droite et… la voiture est là, libératrice. Quatre personnes de plus à bord, six minutes après arrivera le dernier passager. Clients bien rangés dans la bagnole, ceintures bouclées, radio à fond les ballons, chauffeur timbré adepte du « je vais slalomer entre les gros camions, ce sera plus drôle », gare routière loin dans le rétro, porte opposée vérifiée, toboggans désarmés… cette fois-là, je suis vraiment partie. Quoique... il faut encore que j'identifie parmi les dizaines de commissariats que nous verrons, celui d'Igoeti, que je calcule 200 mètres et que je hurle au chauffeur de s'arrêter. Bof, m'en fous, j'm'en vais archéologiser...et les abricots sont délicieux !
* pour l'explication, la marshrutka c'est un minibus que l'on retrouve en bien des coins de l'ex-Union et qui offre toujours des souvenirs impérissables....
Euh... pour la majorité singulière et tous ceux qui ne vont certainement pas se farcir autant de mots pour un simple départ : c'est juste l'histoire d'une handicapée du transport en commun qui finit par acheter des abricots...
Petit matin ensoleillé sur Tbilissi, remplissage de sac express, contrôle du contenu du frigo qui est prié de ne pas pourrir en mon absence, un p’tit salut au voisin en faisant mine de ne pas le voir, pas le temps de me taper la conversation maintenant, évacuation immédiate des cadavres de bouteille des deux semaines précédentes, vérification de la porte opposée, désarmement des toboggans et… c’est parti !
Ou presque… premier arrêt, à un mètre vingt cinq de l’entrée de la cour. La voisine est là, la sorcière, celle qui me jetait des mauvais sorts avant de m’avoir à la bonne. Elle hurle en truc en géorgien. Je reconnais fièrement quelques mots, lui répond encore plus fièrement, j’aurais pas du. Je le savais pourtant ! Règle numéro un de la vie pépère dans une cour « à l’italienne » géorgienne, ne jamais répondre quand la vieille sorcière hurle ! Fatalement, la sorcière s’intéresse soudain à moi. Et c’est parti pour quinze minutes de blablatage, version monologue, de la vieille sorcière.
C’est qu’il faut absolument qu’elle me parle de sa belle-petite-fille, une sale garce selon elle qui ne sait pas rendre son petit-fils heureux au pieux. Alors qu’elle ! Elle ! Elle savait faire tourner la tête aux hommes ! Un petit agité de jupon et les hommes perdaient la tête ! Elle chantait et elle dansait et ils se pâmaient tous. Oh oui alors ! Ils pouvaient bien la traiter en trainée, elle qui n’était pas géorgienne, elle qui portait fièrement le sang des Kistes, elle qui n’était pas d’ici, ils y passaient tous, soumis et béats… C’est qu’elle savait ce qu’il fallait faire pour perdre un homme… Elle savait placer sa main au bon endroit, tendre ses lèvres comme il faut…
Oh bon sang ! J’espère qu’elle n’a pas l’intention de me parler de ses prouesses sexuelles ! Je ne doute pas une seconde qu’elle ait pu être fort jolie et envoutante dans son jeune temps. Mais le jeune temps est parti depuis longtemps à des années lumières de cet endroit, les dents pourries, le dos voûté, le fond de l’œil jaune… je sais, je suis d’une intolérance crasse. Les vieilles sorcières aussi ont droit à leurs ébats sexuels, pas de doute là-dessus… mais de là à m’en décrire les plus sombres recoins à une heure aussi matinale, joker !
Pourtant, l’histoire de la Kiste audacieuse ne manquait pas de piment. J’écoute encore quelques secondes, rien à faire, elle décrit tout, le geste, la bouche, le pénis… là, je décroche volontairement… le rythme des mots qu’elle évacue est si rapide que je suis dispensée de répondre et donc, d’écouter. Je peux à loisir penser à ma journée à venir tout en faisant mine de me passionner pour ses ébats héroïques, à défaut de les concevoir érotiques.
Cinq minutes… dix minutes… parfois un mot que je saisis, plusieurs en fait car à force de ne pas écouter, bien sûr, je me passionne pour cette leçon d’anatomie historique… J’aimerais bien lui dire qu’elle n’est qu’une gourgandine mais j’ignore la traduction russe ou géorgienne de ce terme, alors je m’abstiens. Puis subitement, ma vieille sorcière disparaît. Son boulot de « Modi, modi » ne peut attendre. Soulagement, énorme soulagement.
Pour tout expliquer, le « modi, modi », c’est le gareur de voiture. Une personne, en général un homme mais ma vieille sorcière est là pour prouver que la misère des p’tits boulots ne connait guère de discriminations, habillée d’un gilet fluo et d’un bâton noir et blanc, chargée de garer les voitures et d’en assurer la sécurité. Le tarif est de 50 tetri par voiture. Dur de gagner sa vie ainsi. Pour ramasser un euro, il faut garer 5 voitures. Ils sont dix sur un trottoir à se disputer les quelques autos. On les appelle les « modi, modi » car c’est le seul mot qu’on les entend prononcer. « Modi », ça veut dire « viens » en géorgien et, en effet, c’est le seul vocable que l’on entend d’eux. « Viens, viens », indications dérisoires pour aider les maladroits à se garer ou se dégarer.
Ma vieille sorcière partie, je peux enfin me préoccuper de mon périple. On m’a dit : pour nous rejoindre, c’est facile, tu prends n’importe quelle marshrutka* qui roule vers l’ouest et tu t’arrêtes sur le bord de l’autoroute à 200 mètres du commissariat d’Igoeti. Merci pour ces indications aussi précises que pourrait l’être un étourneau noyé dans un fût de cognac. C’est pas super bien parti quand même. Au cas où, j’ai quand même pris les quelques rations de survie de l’armée rouge que je garde précieusement depuis que je les ai découvertes dans un vieux kolkhoze à l’abandon dans le coin de Saratov (Saratov, en Russie, je précise pour les béotiens, une charmante ville à un pont très exactement de cette bourgade portant le doux nom de Engels, des rations de l’armée rouge de par là-bas, c’est collector !)… on sait jamais, ça peut toujours servir. J’ai jamais osé ouvrir le petit colis, précieuse relique historique, mais d’après certains anciens, y a un bout de « salo », c’est comme du jambon mais avec seulement le gras, un peu de pain noir et deux cent grammes de vodka soigneusement conservée. Ration, oui, de survie, j’en doute.
Bon, pas de panique, il faut que je trouve une marshrutka qui va vers l’ouest, c’est la première chose à faire. Comme je ne sais pas où aller, les gares routières ne manquant pas à Tbilissi, je me décide pour celle située la plus au Nord. La logique, y a que ça de vrai ! Direction, donc, Didoube. Un p ‘tit tour de métro et c’est parti. J’adore le métro en Géorgie. Parce que c’est le même qu’en Russie, mais qu’ils ont camouflé tous les décors soviétiques gravés, peinturlurés, vermoulés du plafond sous un faux-plafond hideux. Je sais bien qu’ils ne veulent plus être soviétiques mais bon, l’homo sovieticus frais émoulu c’est bien plus attrayant que le faux-plafond en plastoc. Et même s’ils ont essayé de tout cacher, y a des signes qui ne trompent pas. Comme la rame de métro, dès qu’elle entre en station, bruyante, violente, avec ses rétroviseurs qui dépassent sur le quai et dont j’aurais eu le malheur de connaître les instincts les plus meurtriers à Moscou, on sait déjà que ce train là, il vient de l’Union. On devine le « Sdelano v Dniepropetrovsk. Depo CCCP » pompeusement gravé aux extrémités de chaque wagon. Et il est bien là, ricanant.
Arrivée à Didoube, un monde fou et des marshrutkas dans tous les coins. J’avance un peu dans le dédale, me frayant un chemin incertain au milieu des vendeurs à la sauvette de fruits et de légumes. « Des abricots ? » me propose une grosse géorgienne âgée, armée de froufrous jupon-esques à faire pâlir les plus belles des gitanes. Je l’identifie aussitôt, et je ne sais pourquoi, comme une Kiste. Toutes les vieilles vont-elles désormais être des Kistes dans mon cerveau dérangé ? C’est qu’il y a des images dont on ne se débarrasse qu’à grandes rasades d’une vodka que là, tout de suite, je n’ai pas le temps de boire. Je refuse poliment et prend l’air de celle qui sait où elle va afin de décourager les rabatteurs. Ouf, je repère une première marshrutka qui va à Batumi, me voilà sauvée. Je m’installe, parle deux minutes au chauffeur, lui explique je vais à Igoeti et voilà que le chauffeur me jette sans ménagement hors de la marshrutka. En bon géorgien galant néanmoins, il m’indique où trouver une autre marshrutka. Il suffit que je revienne sur mes pas, que je contourne le petit magasin de jouets d’enfants, que je prenne à gauche, que je continue tout droit et je tomberai dessus.
Je repars donc, un peu interloquée. Mais pourquoi donc n’a-t-il pas voulu de mon illustre derrière dans son tout aussi illustre véhicule ? Petit magasin de jouet, à gauche toute, tout droit et boum, je me casse le nez sur des marshrutkas qui vont absolument partout sauf à l’Ouest. Mon chauffeur de tantôt aurait-il cherché à m’embrouiller ? Pas de souci, je demande mon chemin à quelques vieux qui s’offrent une partie de nardi, le backgammon du coin, sur un morceau de banc au soleil. Je choisis toujours les vieux, je suis sûre qu’ils baragouineront au moins un peu de russe.
« Ah ! non, c’est pas par là ! m’assure le plus édenté. Il faut revenir sur vos pas, marcher jusqu’au magasin de jouets d’enfants et tourner à droite ».
« J’en viens ! Et on m’a dit de venir ici »
« Oh ! Alors, il faut retourner sur vos pas et prendre à gauche après le magasin de jouets. Puis à droite quand vous voyez le métro, là vous trouverez ce qu’il vous faut ».
Et hop, c’est reparti. Tout droit, le magasin de jouets, à gauche, la marchande d’abricots, « des abricots ? », « non merci », le métro, à droite. Des marshrutkas, oui, il y en a, mais elles vont toutes à… Tbilissi… c’est vraiment pas gagné. Des vieux, un banc, un jeu de nardi.
« Où pourrais-je trouver une marshrutka pour Igoeti ? »
« Facile, m’assure le plus charmant, vous allez vers le métro, tournez à gauche et continuez tout droit, vous ne pouvez pas vous tromper, y a un magasin de jouets sur le côté ».
« J’en viens ! Et on m’a dit de venir ici ».
« On vous aura mal informée »
Retour sur mes pas, le métro, à gauche, marchande d’abricot, « des abricots ?», « non merci », tout droit, le magasin de jouets, encore tout droit, marshrutkas et le chauffeur de tantôt. J’en trouve une autre, elle va à Poti, pas de doute, elle va bien à l’ouest. Je m’assieds, heureuse, discute un moment avec le chauffeur, lui dit que je vais dans le coin d’Igoeti et, ni une ni deux, mon illustre derrière s’avère tout aussi persona non grata que précédemment. Lasse de déconvenues, je me décide à interroger. Pourquoi me jeter ainsi ?
« Igoeti, ça ne rapporte pas assez ! »
Forcément, Poti, c’est six heures de route, Igoeti seulement quarante minutes, prendre quelqu’un qui s’arrête si tôt, c’est perdre de l’argent. Le chauffeur de marshrutka paie chaque mois un montant fixe à l’exploiteur de l’itinéraire qu’il suit. Le reste, c’est son salaire. Ma présence à bord lui coûte autant, en pourcentage, que celui qui va à Poti, en revanche, elle lui rapporte moins. Mon chauffeur étant néanmoins géorgien et donc galant, incapable de laisser une jeune fille en fleur sur le bord de la route, il m’indique comment trouver une marshrutka pour Gori, ville assez proche d’Igoeti pour ne pas faire perdre trop d’argent au conducteur. Il faut que je revienne sur mes pas, que je dépasse le magasin de jouets, que je continue tout droit, puis à droite au métro. Tout cela a un air de déjà-vu, ou plutôt de diéjà-viou comme on dit chez les popovs.
« Les marshrutkas pour Gori sont derrière celles qui arrivent à Tbilissi », la voix semble tellement assurée, que j’y crois.
Je reviens sur mes pas, dépasse le magasin de jouet, continue tout droit, marchande d’abricots, « des abricots ? », « non, merci », le métro, à droite, marshrutkas en arrivée, joueurs de nardi et… rien, un mur, pas d’autres marshrutkas. Je désespère, vais-je donc trouver un moyen de transport pour Igoeti ?
Je sais maintenant que sur les indications les Géorgiens sont comme les Russes. Toujours près à aider, se sentant même l’obligation d’aider, quitte à raconter n’importe quoi. Il faudra donc que je me débrouille seule pour trouver une marshrutka qui accepte de m’emmener à Igoeti. Retour sur mes pas, joueurs de nardi, le métro, à gauche, marchande d’abricot, « des abricots ? », « non merci », tout droit, retour au magasin de jouets, légèrement à droite et là enfin… enfin… j’entends ce mot libérateur, hurlé par un rabatteur à la voix éraillée. « Gori ! Gori ! » appelle-t-il.
Je m’approche, en pesant mes pas, il ne se peut pas que cela soit aussi facile. Un regard au chauffeur, il répète Gori, je réponds Igoeti, « Dadjik » me dit-il. Enfin ! Mon illustre derrière a trouvé fauteuil à sa mesure ! J’ose à peine discuter avec le chauffeur mais il répète Igoeti et je souffle. Un souffle court, mais un souffle quand même. Car il reste LA question qui tue.
« Quand part-on ? »
« Quand ce sera plein »
Je jette un œil désespéré à la marshrutka vide qui doit bien comprendre 32 places en comptant les strapontins, 36 en comptant les « remplissages de dernière minute » et je suis seule. 35 clients à attendre, aucune chance de partir avant une heure, une heure et demi. Même un samedi matin, c’est pas gagné. Comme je n’ai pas envie d’attendre bêtement, je décide d’aller faire un tour dans le marché improvisé qui accompagne toute gare routière dans, je crois pouvoir affirmer, à peu près tous les pays du monde.
« Vous ne partez pas sans moi, hein ? »
« Promis »
Faut quand même que j’assure ma place. Reste à savoir par où aller baguenauder en toute innocence. Mes pas m’entraînent malgré moi. Le magasin de jouet, à gauche, marchande d’abricot, « des abricots ? », « non merci », le métro, à droite, joueurs de nardi, le mur, un subtile recoin, une grand-mère, la doyenne du marché à n’en pas douter. J’achète deux bouteilles d’eau, c’est qu’il fait 39 degrés et que je meurs de soif. La marchande est tranquillement assise sur une petite marche qui mène à une tout aussi petite maison que l’on trouverait charmante par chez nous mais qui, ici, est la demeure des miséreux.
Achat, retour sur mes pas, joueurs de nardi, le métro, à gauche, marchande d’abricots, « des abricots ? », « non merci », tout droit, le magasin de jouet, légèrement à droite et… gosh… plus de marshrutka ! Je ne suis pas folle, c’est bien là qu’elle était. Une dizaine de tours sur moi-même, une vingtaine d’aller-retour entre les culs de voiture et les camions puants, histoire de se donner une contenance. Aucun doute, elle était bien là. Un autre rabatteur. Demander. Vite !
« Y avait bien une marshrutka pour Gori, là, tout à l’heure ? »
Je montre l’emplacement dans lequel justement s’engage une grosse Mercedes désagréable.
« Parti »
Parti ? Mais parti où ? Il m’avait assuré qu’il garderait ma place ! Parti avec des touristes ! Un groupe de trekkeurs qui remplissait la marshrutka à lui tout seul ! Elle est quand même fort de café, celle-là ! Et que diable vais-je donc faire maintenant ? Agacée, il faut que je marche. Retour sur mes pas, magasin de jouets, à gauche, marchande d’abricots, « des abricots ? », « non merci », le métro, à droite, joueurs de nardi et puis zut, j’en ai marre. Je vais rester assise là et me dessécher, c’est décidé. Je m’assieds et comme personne ne fait attention à ma révolte soudaine, je me relève. Faudrait quand même pas que je me dessèche pour rien. Un peu de courage retrouvé, retour sur mes pas, joueurs de nardi, le métro, à gauche, marchande d’abricots, « des abricots », « non merci », tout droit, le magasin de jouet, légèrement à droite, j’erre. Un autre rabatteur, enfin ! Gori ! Gori ! C’est pour moi, je me précipite.
C’est un rabatteur pour un taxi. J’hésite, combien donc va me coûter la plaisanterie ? 5 laris au lieu de 3 ? Je marche ! Et des deux pieds, s’il vous plaît. Je m’assieds et n’ose plus rien dire, le chauffeur essaie bien d’entrer en communication avec moi, mais non ! C’est décidé, je ne prononce plus un mot. Un coup d’œil quand même, je suis la seule dans la voiture à 6 places sans compter le chauffeur. 5 zouaves donc à attendre. M’en fous ! Je ne bouge plus. Oui, sauf qu’il fait chaud et qu’au bout d’une demi heure, j’en peux plus de poireauter dans la voiture. J’ai déjà descendu les deux bouteilles d’eau achetées précédemment. Allez, je tente le tout pour le tout, je quitte la carlingue brûlante et me dégourdit les jambes. J’ai soif et j’ai faim. Je jette un œil au rabatteur.
« Vous ne partez pas sans moi, hein ? »
« Promis »
Et je fonce à toute berzingue, dépasse le magasin de jouet, tourne à gauche, tout droit, marchande d’abricots, « des abricots », « non merci », le métro, arrêt soudain. Ben non voyons. Demi-tour, retour sur mes pas, marchande d’abricots, « des abricots ? », « avec plaisir ! ». Un kilo d’abricots, tout droit, marchand de jouets, à droite et… la voiture est là, libératrice. Quatre personnes de plus à bord, six minutes après arrivera le dernier passager. Clients bien rangés dans la bagnole, ceintures bouclées, radio à fond les ballons, chauffeur timbré adepte du « je vais slalomer entre les gros camions, ce sera plus drôle », gare routière loin dans le rétro, porte opposée vérifiée, toboggans désarmés… cette fois-là, je suis vraiment partie. Quoique... il faut encore que j'identifie parmi les dizaines de commissariats que nous verrons, celui d'Igoeti, que je calcule 200 mètres et que je hurle au chauffeur de s'arrêter. Bof, m'en fous, j'm'en vais archéologiser...et les abricots sont délicieux !
* pour l'explication, la marshrutka c'est un minibus que l'on retrouve en bien des coins de l'ex-Union et qui offre toujours des souvenirs impérissables....
Euh... pour la majorité singulière et tous ceux qui ne vont certainement pas se farcir autant de mots pour un simple départ : c'est juste l'histoire d'une handicapée du transport en commun qui finit par acheter des abricots...
Dernière édition par bardak le Mar 30 Aoû - 1:08, édité 1 fois