Les promoteurs sont des salauds (VII) Maintenant, Joseph ne riait plus, il se sentait mal à l'aise, au point que lorsqu'il voulut s'éloigner du trou, il trébucha, et le fait de trébucher le rendit proche de la panique : il eut cette impression soudaine, effrayante, que des mains invisibles tentaient de le retenir, de le faire tomber dans le trou. Et puis les visages de ses petits copains, bizarrement figés dans un rictus épouvantable, lui firent comprendre qu'ils avaient trouvé un volontaire, c'est à dire lui, Joseph, autrement dit Jo.
- Ah non ! cria-t-il. Pas moi ! C'est pas juste ! cria-t-il en tapant du pied sur le sol.
- Ben quoi, c'est toi le plus courageux, dit Bernard, qui se savait capable de la plus extravagante hypocrisie. Tu nous montres la voie, et puis, après, ça s'ra chacun son tour. Pas vrai, vous autres ?
Personne ne se fit prier pour acquiescer, avec un enthousiasme qui reflétait un soulagement généralisé.
- Ben ch'uis pas d'accord ! dit Jo, en essayant de trouver de l'aide dans le regard de François ...occupé à regarder le bleu sur son tibia.
- Allez, montre nous que t'es le meilleur, lança Petit-Pierre, bienheureux que la bande l'eut vite abandonné pour le rôle de défunt, un rôle de décomposition pas très gratifiant. A la réflexion, il s'en voulait de sa panique passagère, il pensait que Jo ne pouvait échapper à sa désignation puisque que tout le monde le considérait comme la tête de turc, celui qui subissait les plaisanteries les plus bêtes et méchantes, et, comme aussi il ne se révoltait jamais, ou du moins pas très longtemps, il acceptait bien d'être un souffre douleur pour ne pas être seul, isolé, pour ne pas se sentir rejeté, alors oui, vraiment, il n'y avait que lui, Joseph, ou autrement dit Jo, pour se faire enterrer sans que cela fît imploser la bande dans un méchant conflit.
Un des mômes, Gilles ?, se mit à taper dans ses mains en scandant : Jo ! Jo ! Jo ! Et bientôt, il fut suivi par tous les autres. Jo ! Jo ! Jo ! Ce son bref, qui sortait des poitrines comme un souffle menaçant, rythmé par le claquement des mains qui devenait de plus en plus violant, semblait être le signe avant coureur d'une catastrophe à venir. Des larmes commencèrent à couler sur le visage de Jo, alors le rythme des mains perdit tout de suite son homogénéité, la sonorité devint discordante pour finir dans un "clac" isolé, incongru, et les bouches se fermèrent l'une après l'autre. On aurait dit la fanfare municipale en déroute, après une dégustation de vin du pays durant la foire annuelle ! Le silence qui s'ensuivit fut déstabilisant pour tout le monde. Une brise s'était levée, Petit-Pierre ouvrit complètement sa chemise. L’Endormi tirait sur son maillot trop grand pour lui. On cherchait tous à se rafraîchir, disons aussi à se donner une contenance, pour ne plus voir les larmes de Jo. La Garçonne s'avança vers lui, et aussitôt il se mit de profil, comme s'il apprêtait à recevoir une attaque, histoire surtout de protéger ses tibias. Elle mit son bras droit autour du cou de Jo. Il se calma, il avait déjà l'air sournoisement réjoui.
- Viens, faut qu'j'te dise quèque chose !
- J' veux bien, dit Jo avec une petite voix d'enfant étonné.
Ils s'éloignèrent de quelques mètres, puis La Garçonne se pencha vers l'oreille de Jo, et, s'abritant derrière sa main droite, elle lui murmura "quèque chose". On vit Jo se redresser avec un grand sourire, il semblait tout à coup revigoré, plus grand que sa taille. On l'entendit poser une question : "c'est vrai ?". C'est vrai, quoi ? La curiosité des garçons était piquée au vif, surtout lorsque Jo reçut cette réponse : "parole !". Ouh là ! Ça cachait quoi, ça ? Tout à coup, l'Endormi se dit qu'il aimait beaucoup moins la Garçonne, et elle finissait même par le mettre mal à l'aise avec ses interventions de caïd. Mince alors ! Elle se prenait pour qui ?
Ils revinrent vers le groupe. La Garçonne marchait devant Jo, et tout le monde vit son coup d'oeil appuyé.
- Bon, il est d'accord, c'est lui qui commence !
Alors, on acclama Jo, on lui tapa sur l'épaule, certains voulurent le porter en triomphe, mais ce n'était plus le moment et ils furent quatre à le porter et à le déposer dans la caisse, au fond du trou. Faut reconnaitre qu'il avait bien joué le jeu, le Joseph, il s'était raidi pour faire macchabée, un défunt acceptable ; il avait, avec un souci du détail qui n'amusa pas Petit-Pierre, croisé ses mains sur sa poitrine. On l'installa dans la caisse, Jo ne bougeait pas. Dès que les quatre porteurs s'extirpèrent du trou, François y sauta. Passez moi le couvercle, dit-il. Ce fut donc François qui referma ce cercueil. Il tendit le tuyau à Petit-Pierre qui le déposa sur un morceau de bois, ainsi il ne touchait pas le sol et l'air pouvait pénétrer sans problèmes. François fit un bond pour sortir du trou, et, avec Bernard, ils prirent les pelles pour...
- Attendez ! fit Pierrot. J'ai pas fait les prières !
Ils prirent tous la position de ceux qui assistent aux enterrements : la tête inclinée sur la poitrine, les mains jointes au niveau de la poitrine. La Garçonne eut du mal à garder son sérieux, elle pouffa. Son frère lui jeta un regard courroucé.
- Bon, dépêche ! dit-il à Pierrot.
Petit-Pierre voulut afficher une mine compassée, qui fasse sérieux en ces circonstances. Dur! Dur ! Mais il n'hésita pas à noyer toute la bande sous un flot de mots latins, avec le ton d'un gamin récitant une table de multiplication :
-
dominus vobiscum duice et decorum est pro patria mori errare humanum est homo homini lupus in cauda venimum ite missa est ipso facto mens sana in corpore sano nosce te ipsum omne vivum ex ovo...euh... rosa rosae rosaris amen !
En fait, il avait vraiment prié et remercié Dieu de lui avoir permis d'échapper à ce jeu idiot, et il l'implorait pour que son tour ne vînt pas !
Ça alors ! Ils avaient tous l'air triste ! Sauf l'Endormi, un peu à l'écart, qui riait silencieusement - lui aussi, il aimait bien lire les pages roses du Larousse. Bernard et François prirent enfin les pelles pour pousser la terre dans le trou, les autres le firent avec leurs pieds, en s'excitant les uns les autres, à celui qui en mettrait le plus. Bientôt la caisse fut entièrement recouverte par 50 centimètres de terre, mais ils n'eurent pas le loisir d'en rajouter car, soudain, on entendit :
- Hello ! Bonjour !
Près de la remise, quatre filles les interpellaient. Bon sang ! Comme elles étaient mignonnes !
- Faut pas qu'elles s'approchent, souffla Bernard.
- Hé ! Les minettes ! fit Gilles. ( oui, c'était Gilles, se dit monsieur G...).
Ils parcoururent rapidement la dizaine de mètres qui les séparaient de la remise, tandis que Bernard, François, l'Endormi finissaient d’aplanir grossièrement la terre qui recouvrait le trou - il y en avait encore un peu sur le pourtour, mais ils laissèrent en l'état, et s'assurèrent surtout que le bout du tuyau reposait bien sur le bout de bois...
Mais d'où elles sortent, ces minettes ?
Comment La Garçonne a-t-elle convaincu Jo ?
Vous le saurez en lisant le prochain épisode... enfin, peut être ! Maadadayo !