J'ai regardé dans mes vieilleries et je ne me suis arrêtée que sur celui-là que très peu, vraiment très peu de lecteurs connaissent.
Homme dit que c'est mon testament. Bizarre, je ne le voyais pas ainsi. Quoiqu'il en soit, il date et je m'aperçois que la vie a bien couru depuis.
Je suis si épuisée ce soir, il correspond bien à mon humeur et à mon envie de me reposer.
La Malle des Indes
Je suis bien là, couchée dans la malle. Le couvercle n’est pas encore refermé.
Il a enlevé la lampe ventrue qui donne une si jolie couleur irisée au vestibule. Il a ôté aussi le moulin à prières et le pot en étain plein de stylos qui bavent et n’écrivent jamais.
Je suis contente, il a fait comme on avait dit il y a sept ans quand nous l’avons ramené d’Inde.
« Si un jour on se sépare, je garde la malle et tu prendras le socle pour en faire une table basse ». C’est notre malle des indes. En satin-wood. Personne n’a jamais pû nous dire qu'elle était, en français, la variété de ce bois. Elle est belle notre malle. Jaune sombre, patinée et si lisse. Elle a deux grosses poignées en bronze sur les flancs. Elle est posée sur un socle aux pieds arrondis et à la tranche d’ébène. Elle est longue, juste à ma taille et profonde.
Je suis bien, là couchée dans la malle. Je suis posée sur la couette en plume, juste comme je l’avais demandé. J’ai mon pantalon de pêcheur en soie rouge sombre et mon pull en cachemire. L’ensemble est hétéroclite mais c’est juste comme, moi, je l’ai toujours dit : je veux des habits doux, tout doux. Je déteste ce qui gratte, qui pique, qui irrite ma peau. Ma tête est posée sur mon oreiller, lui aussi en plume. L’oreiller c’est le plus important en voyage.
Je peux dormir n’importe où, sous la tente, sur une dalle de ciment sur des pierres plates, à nu, mais avec mon oreiller. Le soir quand le corps las ne veut pas câliner, je m’allonge et avec ma nuque, je creuse un nid dans la plume. Je ferme les yeux, je me raconte une histoire, un peu comme celle-ci et je m’endors. Au matin, je roule contre son flanc, enfouis mon nez dans la broussaille de la laine de son torse, et mon histoire est là, toute fraîche dans ma tête, prête à raconter.
On m’a toujours dit qu’on entendait rien, que tout était noir, que c’était fini. Je sais maintenant que cela est faux. Le couvercle est ouvert. L’obscurité est légère, ce n’est pas ce noir opaque de catacombes. J’entends les voix. Je suis si bien, je n’ai pas peur, un grand calme.
Pourtant depuis quelques années, je suis une grande peureuse. J’ai plein de petites peurs irrationnelles. Que quelqu’un monte sur la façade de l’immeuble, la nuit pour entrer dans l’appartement. Je ne ferme jamais les fenêtres l’été, la fraîcheur nocturne glisse sur le plancher chaud de la journée. J’ai peur qu’on m’observe dans les ascenseurs quand je me cure le nez ou que je glisse un doigt discret pour voir si mes règles ne débordent pas.
J’ai peur que ma cheville plie quand je cours sous la pluie.
Cette cheville c’est toute une histoire. Elle s’est entorsée prise dans des troncs pourris d’une forêt, jamais soignée, jamais vraiment guérie, elle est restée disgracieuse la pauvre, avec sa grosse bosse sur la malléole. Je la gâte pourtant, elle est ornée d’une chainette en argent avec deux grelots. Pourtant, elle plie toujours au moment inopportun et une fulgurance douloureuse irradie puis disparaît. Je parle à ma cheville, je lui dis « sois sage » quand je cours. Mais c’est une cheville qui n’en fait qu’à sa tête.
J’ai peur aussi que mes yeux piquent au mauvais moment. Trente cinq ans qu’ils ont l’habitude de leurs lentilles mais il faut croire qu’ils rechignent encore.
Lorsque j’ai un rendez-vous , ou que j’accomplis une tâche qui requiert une attention soutenue, plaf !! Un œil se révolte, brûle, la paupière se crispe. C’est à gémir de douleur.
Enfin là, je suis bien couchée dans ma malle. Les yeux fermés, les pieds … tiens j’ai les pieds nus. Ca c’est chouette. Je sens qu’il a placé le meti sur l’orteil. L’hiver, je ne peux jamais le mettre. L’anneau me fait mal dans les chaussures. Mais l’été, je le mets toujours. Je me dis que les gens voient mes jolis orteils et oublient de regarder mes talons qui ont trop marché et qui sont cornus. Je râpe les callosités sans cesse et elles repoussent comme du chiendent envahissant. Plus vite que mes ongles, plus vite que mes cheveux. D’ailleurs je me demande si, maintenant ça va continuer de pousser. Il y en a qui dise que oui. Moi, je n’y crois pas et ça m’arrange. Je n’aimerais pas que mes cheveux continuent de pousser. J’ai fait une jolie couleur la semaine dernière et les cheveux gris et blancs sont bien cachés.
Comme je suis bien, là couchée. Ca fait combien de temps. Comment j’en suis arrivée là ? Je suis vraiment intriguée. Nous sommes rentrés de Yercaud il y a quelques temps. On était bien là-bas. On a fermé la maison. Les bougainvilliers explosaient de mauve. J’ai dit adieu au cactus géant du parc. Les bouleaux argentés frémissaient sous la brise. J’ai caressé les colonnes du porche. Il a fallu reprendre l’avion et revenir dans notre maison française.
Je me rappelle tout ça. Donc, c’était il y a une semaine. Ou plus ou moins, comment savoir.
Tiens ma fille pose mon petit téléphone portable sur ma poitrine. Elle pleure. Je voudrais lui dire que je suis bien, que ce n’est pas triste, mais apparemment je ne peux pas parler.
Ce téléphone, c’était une blague. J’avais toujours dit que je voulais l’emmener avec moi pour qu’ils m’appellent, où que je puisse appeler s’il y avait erreur. C’était pour rire et là, elle pleure ma fille chérie.
Je me rappelle quand elle est née. Blonde, blonde. Je suis tombée amoureuse dans l’instant.
Elle était tiède et gluante, le crâne un peu enfoncé, les yeux ouverts, deux miroirs profonds. Et les doigts, seigneur, les doigts, fins et presque transparents, deux étoiles de mer. Ma fille, ma fille. Tu es adulte et tu es maman à ton tour. Ne pleure pas, je t’en prie.
Mais qu’ai-je fait la semaine écoulée. J’ai trié des photos, ça je m’en souviens. Un piètre résultat, j’ai tout remis dans le carton à chapeau. Impossible jamais de faire des albums. Tout est mélangé, les années, les voyages. Le Mexique avec l’Inde, la Tunisie avec le Maroc.
Les parents et mon premier mari. Il avait un vrai charme ce jeune mari. On a joué à s’aimer et on s’est désaimanter très vite. Le temps de faire sortir du fleuve amour trois poissons d’or.
Il est remarié, ça va lui faire un choc cette histoire.
Quand même c’est bien étrange. Je n’ai pas eu mal, je n’étais pas malade. Y a-t-il eu un attentat ? Une voiture m’a-t-elle écrasée ou un vélo. Tiens c’est vrai ça, j’ai peur des vélos qui roulent sur le trottoir. Je suis tellement dans mes rêves que je ne fais jamais attention et hop ! un coup de guidon ou de pédalier dans les jambes. Jamais d’excuses le cycliste et le plus drôle ! c’est moi qui m’excuse.
Non, j’écarte la thèse de l’accident. Je me sens entière, sans blessures et sans bandage. Mon corps est ce qu’il est ces dernières années. Un peu mou, un peu rond, un peu fripé, un peu usé, avec des rayures sur le visage, c’est ce que m’a dit ma petite fille.
C’est un bon corps qui joyeusement vibre dans ses mains et qui chante de bonheur.
Une harmonie de l’âge.
Comme elle est confortable cette malle. Elle est restée toujours vide. Nous sommes bien trop paresseux pour soulever le lourd couvercle. Ainsi, pas d’embarras. Il a dû me porter dans ses bras solides. Une dernière danse d’amour. Je t’aime, te rappelles-tu notre rencontre devant un ordinateur ? Tu avais posé ta main chaude sur la mienne pour guider la souris voyageuse qui filait à chaque coin de l’écran. C’était ma première leçon d’informatique, je n’en ai rien retenu. Depuis lors, tu m’as offert des milliers de leçons. Leçon d’amour. Comme tu as été persévérant ! quelle patience infinie !.
Avec toi, j’ai appris que je pouvais m’aimer, me laisser aller à aimer et me laisser aimer. C’est tout bête tout ça n’est-ce-pas ?
Que vas-tu devenir ? Il faut que tu achètes une belle plaque de verre épaisse et translucide pour poser sur la malle. N’oublie pas, tu veux ! Tu replaces délicatement la lampe, le moulin à prière. Jette tous ces stylos inutilisables qui t’agaçaient si forts.
Dans notre grand lit étends largement tes jambes, respire profondément. Je ne vais plus entendre ton ronflement de sonneur d’enclume. Ce ronflement qui m’était nécessaire comme un verre d’eau fraîche dans le désert. Ce grondement sourd qui me berçait et soulevait ta poitrine pour expirer un souffle de forge.
J’entends ta voix profonde qui parle aux enfants. Ta voix si grave qui me remue et fait dresser les poils fins de mes bras dans tes concerts.
Tiens, voilà un souvenir. La semaine dernière je suis allée t’écouter. Le Gloria de Vivaldi.
Tu chantais de toute ton âme et c’était beau
.
Je suis paisible et si calme dans ma malle. Que va-t-il se passer ?. On entend plein de gens qui parlent de tunnel, de lumière éblouissante qui aspire et attire. Je n’ai rien ressenti de tel. Pas de conduit, pas de tunnel, pas de lumière, rien de céleste. Je suis dans ma maison. Il y a des murmures et des sanglots. Zut, c’est toi mon jeune fils. Tu pleures comme quand tu étais enfant par grosses secousses bruyantes. Je suis fière de toi, toi qui étais si malheureux à l’école. Opiniâtre et tenace tu achèves maintenant tes études. Ca m’embête quand même de ne pas savoir où tu vas voyager. Tu me ressembles tellement mon fils, il te faut de grandes goulées de découvertes pour être heureux.
On dit que toutes nos questions seront résolues là-haut ? Peut-être que je te verrais mais je n’y crois pas vraiment. C’est quoi le néant, je voudrais comprendre.
Je réfléchirais plus tard. Il y a plus urgent. Mon esprit a gommé quelque chose, un évènement quelconque. J’ai peut-être fait une crise cardiaque, ou un embole. Avec toutes ces cigarettes que j’ai inhalé, c’est possible.
J’ai jamais eu la volonté d’arrêter. Le plaisir de la première bouffée avec le café matinal relève de l’orgasme. Alors, ainsi, je suis morte de plaisir. Oui, c’est sûrement ça.
C’est toi qui me touche la joue mon aîné ? je reconnais la rugosité de tes doigts de guitariste.
Fils aux yeux de cristal, tu viens de te marier.
Joue mon fils, fait vibrer les cordes de ta guitare. Joue mon fils, joue. Sois heureux avec ta jeune épousée. Ne roule plus en moto, je t’en prie. Je ne veux pas que tu te blesses. Et puis, il n’y a qu’une malle, où irais-tu ?
Mon odorat est intact, je hume. Donc mes poumons se gonflent, ce n’est pas possible autrement. Je perçois, j’en suis sure le parfum léger du bâtonnet d’encens. Jasmin, mon préféré. Chaque matin, j’allume un petit stick, une prière à la journée qui commence.
On m’a dit que c’était mauvais pour la santé ces fumerolles parfumées.
Mais on m’a dit tellement de choses dans ce demi-siècle de vie.
Quel est ce bruit ? je ne reconnais pas. On dirait un marteau-piqueur au fond d’un sac matelassé..
C’est mon cœur ?