Quand on lit les échos en provenance de Vang Vieng, sur des sites de voyages où se reconnaissent les voyageurs respectueux des peuples et de l'environnement, ces belles âmes se sentent soudainement agressées, et Vang Vieng devient la sulfureuse, la maudite, envahie par des hordes de jeunes éméchés, sinon drogués, et des filles qui se baladent en bikini au centre ville ! L'horreur, quoi ! Il ne faut pas aller dans cet endroit voué à la décadance, au manque de goût, et où ces occidentaux dégénérés, avachis sur des couchettes, dans les restaurants qui diffusent en continu des séries de tv américaines, pourraient se révéler dangereux. On ne sait jamais, ma bonne dame, avec tous ces drogués !
Une fois les vannes de la bonne conscience refermées, nous sommes bien avancés. Et alors ? Tout d'abord, une précision : Vang Vieng est une très petite ville, au bord d'une rivière, dans un paysage extraordinaire de pics rocheux, des pains de sucre, dirait-on ailleurs, qui invite à faire des excursions dans cette nature, à pied, en véhicule, et la profusion de l'offre pour les logements permet de se trouver un endroit agréable pour 4/5 €, bien loin de l'agitation de cette jeunesse outrancière.
Le cirque commence à la tombée de la nuit, quand les camionnettes ramènent tous ces jeunes avec leurs chambre à air sur lesquelles ils ont descendu la rivière. Ils sont en tenue de baignade. On les largue dans la rue où se trouve la banque - faut voir quel bâtiment c'est, maintenant -, alors ils hurlent, s'interpellent, se tombent dans les bras l'un de l'autre. Certains, et certaines, sont déjà bourrées, ils font du bruit et puis voilà... je m'en fous, ce n'est pas mon problème. Si un restaurateur laisse entrer dans son établissement des gars habillés juste de leur short de bain, et quelquefois des filles en bikini, parfois dans un état lamentable, pitoyable, je m'en fous encore, je ne suis pas là pour les juger, je dirais même que ce spectacle a fini par me laisser indifférent tant je me sens si éloigné de leur planète, à tous ces jeunes bien portant, qui respirent l'aisance, le pouvoir d'achat - faut voir aussi ce qu'ils consomment !
Tout ceci, on peut facilement l'éviter. Le soir, il y a tellement d'offres pour s'attabler tranquillement. Alors, ce n'est pas une bande d'énergunèmes, qui déambulent avec une bouteille de bière à la main - parfois on voit des filles le faire, une véritable insulte à l'esthétique -, qui va m'empêcher de profiter de ce paysage qui m'impressionne toujours. D'ailleurs, je ne me détermine pas à l'aune du degré d'alcoolisation de mes contemporains, ni de l'opinion des voyageurs outragés dans leur vertue bien confortable, lorsque je décide quelque chose, eh bien je le fais, et si je n'en tire aucune satisfaction, si je constate une mauvaise décision, je ne m'en prends qu'à moi-même.
Je dis souvent à mon amie que je ne me sens pas en droit de les juger, tous ces jeunes, et d'ailleurs de quel droit je les jugerais ? Tout d'abord, pour porter un jugement sur autrui il faut être soi-même parfait. Mais au fait, dites donc, vous n'avez jamais été jeunes ? Vous n'avez jamais passé des soirées bien arrosées, jusqu'à se dézinguer complètement ? Oui, mais c'était dans notre pays ! Hein ? Quoi ? Vos compatriotes n'ont pas le droit au respect, eux aussi, hum ? Ainsi donc, à l'étranger, vous devez être bien propres, bien gentils, bien respecteux, mais pas chez vous ? Alors, peut être que ces jeunes qui se défoulent à Vang Vieng vont-ils être bien sages en rentrant chez eux, se marieront et auront des enfants, et des souvenirs qui se raconteront autour d'une bière.
Oui, c'est vrai, tous ces jeunes n'offrent pas une vision idéale de l'occident. Et à Paris, la jeunesse offre-t-elle une autre vision ? Elle aime bien se torcher la gueule dans les lieux à la mode, ou dans des rencontres festives, ou encore dans des concours imbéciles pour voir qui c'est qui va être défoncé le plus vite ! Pour revenir à Vang Vieng, la véritable responsabilité, ce sont les laotiens qui la portent et l'explication est très simple : il y a un énorme investissement dans ce bourg qui se transforme jour après jours, de nouveaux hôtels et guest houses se construisent, sur chaque bout de terrain, près de la rivière. Le trop plein ? Petit à petit, le vieux Vang Vieng disparait sous ces nouveaux bâtiments, ce Vang Vieng que j'ai connu alors qu'il n'y avait que 4/5 guest houses ! Maintenant, soixante, soixante dix, quatre vingt ? On ne sait pas ! Ce qui est sur, c'est que la morale bouddhiste et communiste a lâché ce lieu : il doit rapporter de l'argent ! Comme quoi, tous ces jeunes ne sont pas si idiots que ça !
Pour quoi, tout à coup, je me suis mis à écrire sur Vang Vieng ? Parce que ce matin, en lisant "Le livre de l'intranquillité" de Pesoa, je suis tombé sur ces lignes, et elles ont tout déclanché :
....En revanche, par l'effet d'une bizarre et prodigieuse transformation de mes sentiments, je n'éprouve aucunement cette joie maligne, et trop humaine, devant la douleur ou le ridicule des autres. Devant l'abaissement d'autrui, j'éprouve, non pas de la douleur, mais un malaise d'ordre esthétique, une sinueuse irritation. Cette réaction n'est pas de la bonté ; elle est due au fait que, si quelqu'un devient objet de dérision, il ne l'est pas seulement pour moi, il est aussi pour les autres, et c'est cela qui m'irrite ; je souffre qu'un animal quelconque de l'espèce humaine puisse se moquer d'un autre, sans aucn droit à le faire. Mais que les autres se moquent de moi, peu me chaut, car j'éprouve, à l'encontre de l'extérieur, un mépris fécond et parfaitement blindé......