Ou, comment, malgré soi, on s'accroche à un pays...
Genèse d’une Russie éternelle
Je n’ai jamais connu que la Russie nouvelle, depuis ses balbutiements, celle du très vénéré Vladimir Vladimirovitch Poutine qui accéda au pouvoir quelques mois avant mon premier séjour dans ce pays. La Russie de l’époque n’était qu’un vaste champ de ruine où certains essayaient tant bien que mal de survivre, tandis que d’autres avaient déjà pillé ce qu’il y avait à prendre. Bientôt, un ordre relatif reviendrait et la Russie se doterait d’un nouveau visage, bien plus effrayant que le précédent. Mais je l’ignorais encore.
A l’époque de mon premier voyage, la Russie nouvelle n’était qu’à l’état de projet et les désordres des années 90 encore bien présents. La criminalité était partout, à jamais impunie, les règlements de compte, nombreux. La Russie était obsédée par l’argent et s’enfonçait dans la vulgarité et la violence. Les habitudes occidentales s’incrustaient dans le paysage, mêlées aux relents de vie soviétique, elles paraissaient grotesques. Les grosses cylindrées, les costumes italiens, les montres suisses, les téléphones portables dernier cri étaient arborés comme les signes d’une modernité qui n’avait pas encore atteint les consciences et que nul ne comprenait vraiment. Le monde occidental avait pénétré si brutalement ce pays qu’il n’avait aucun sens et ressemblait à la tâche grossière qu’un feutre d’enfant dessine sur ses mains appliquées.
Je n’avais que 17 ans et étais restée un mois à Saint-Pétersbourg, davantage fascinée par la découverte d’une vie estudiantine, loin du regard de mes parents, que par ce qui m’entourait. Je passais de cafés en bars et de bars en beuveries. Je goûtais à une liberté nouvelle, m’essayais à toute sorte d’expériences que j’imaginais grisantes et inédites. Nous étions des dizaines d’étrangers, perdus dans ce pays, à nous complaire dans une vie frénétique et tapageuse, à la limite parfois de l’obscénité. Nous étions là pour nous amuser et la Russie offrait cette liberté immense qui nous faisait nous sentir les maîtres du monde. Le tourisme, à Saint-Pétersbourg, n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui. Nous étions des occidentaux dans un monde qui rêvait d’occident, nous représentions l’idéal à atteindre et en profitions.
Il suffit pourtant d’un événement pour réduire soudain à néant cette vie d’amusements et de frivolités et modifier à jamais mon rapport à ce pays. J’avais, ce jour là, fait halte dans mon café préféré, un café-librairie cossu, propice à la réflexion, où j’aimais à m’arrêter pour souffler un peu, avant de retrouver des amis pour une autre nuit endiablée. A quelques mètres du café, une BMW noire flambant neuve stationnait. A son bord deux jeunes hommes, portant un ensemble de vêtements occidentaux particulièrement kitsch, discutaient avec animation et éructaient des rires arrogants en alpaguant les jeunes filles qui passaient à leur portée. Tranquillement assise dans un fauteuil défoncé, je dégustais une pinte de Baltika 7, lorsque soudain un bruit assourdissant retentit. Les vitres du café tremblèrent sous la déflagration, je renversai ma bière. Je restai un moment interdite et me précipitai finalement à l’extérieur pour découvrir ce que je redoutais. A travers la fumée noire, opaque, qui s’élevait et brouillait ma vue, j’aperçus les restes calcinés de la voiture. Elle avait explosé, une bombe l’avait réduite à néant. L’odeur d’essence et de corps carbonisés emplissait la rue. En moins d’une seconde, les plaisanteries salaces, les rires gras, l’arrogance avaient disparu dans un concert de cris et d’alarmes de voitures. Il n’y avait pas eu de silence, ni de musique dramatique en préambule. L’événement s’était produit violemment, sans prologue, sans que rien ne l’annonce. Je restais figée, contemplant avec stupeur cette scène de rue ordinaire devenue soudain un amas de ferraille et de flammes, une image de guerre pour une occidentale née au pays des Bisounours ou jamais rien de tel n’arrivait. L’explosion avait été violente, mes oreilles bourdonnaient. J’entendais des cris mais ne pouvait leur donner de visage. Le monde alentour n’était plus qu’un théâtre d’ombres chinoises, dessinées sur fond de meurtre. Une absurdité.
Il me fallut de longues minutes pour reprendre mes esprits et parvenir à formuler une pensée cohérente. Autour de moi, la rue s’était vidée et je ne voyais plus que les silhouettes pressées des badauds qui se hâtaient de quitter la scène, tandis que la voiture achevait de se consumer. On me tira en arrière pour me forcer à regagner l’abri du café. Au loin les sirènes des pompiers et autres policiers amplifiaient. Je voulus résister, rester encore un peu, contempler l’horreur pour mieux m’en rappeler. On m’en empêcha. L’une des serveuses du café m’agrippa par le bras et m’obligea à m’asseoir. Je la regardai avec stupeur et douleur. « Ne nado » me dit-elle d’un air désolé, d’une voix aussi lasse que perdue. Expression intraduisible, à la frontière entre « ça n’en vaut pas la peine » et « il vaut mieux éviter ». Un avertissement murmuré. L’histoire qui s’était déroulé sous nos yeux n’était pas la nôtre, celle des gens ordinaires, elle se situait à un autre niveau de fréquence, une fréquence stridente tout en accroc et cassure. Une symphonie perturbée écorchant le monde de ses accords dissonants. Mieux valait ne pas l’entendre, si l’on voulait encore écouter la mélodie de la vie.
Le café avait repris son activité normale et seul le silence qui planait sous ses plafonds arrondis témoignait de l’émotion. J’apercevais la rue par un coin de fenêtre, je voyais les restes de la voiture d’un côté du canal et des gens pressés de disparaître, de l’autre. Et j’eus soudain envie de les suivre, pour voir où ils se rendaient. Il me semblait qu’ils ouvraient sous leurs pas trottinant un monde qui jusque là m’était resté inconnu. Ils disparaissaient dans les cours d’immeuble, s’enfonçaient dans des ruelles sombres, se claquemuraient derrière de lourdes portes en fer. Le monde de la rue n’apparaissait plus que comme une tragédie antique, macabre et sans espoir. D’un côté des dieux, vissés en haut de leur Olympe, de l’autre, des hommes qui voulaient les rejoindre et au milieu le coryphée ironique qui riait de leurs déboires. Une histoire déjà connue et tant de fois ressassée, un final tragique, sans surprise. Les gens, eux, vivaient ailleurs, dans un univers réduit, dans un espace délimité par la peur, l’incompréhension et la survie. La Russie, la vraie, s’ouvrait soudain devant moi. Elle n’était pas celle que l’on voyait. Il fallait suivre des dédales de couloirs et de ruelles pour la trouver. Elle se déployait dans un monde obscur, loin des idéologies et des propagandes.
Nous étions le 21 août 2000, et ce jour là, le jour où deux jeunes hommes trouvèrent la mort devant mes yeux, je fêtais mes 18 ans. J’étais perdue dans un pays gigantesque, une machine infernale, un rouleau compresseur. J’avais cru maîtriser mon voyage, il m’emportait soudain. Alors que je devenais officiellement majeure, alors que je m’apprêtais à célébrer mon passage à l’âge adulte, les recoins sombres d’une vie douloureuse m’apparurent. Ce soir là, je déclinai les invitations à faire la fête et rentrai chez moi, ou plutôt chez la femme qui m’hébergeait. Je n’avais jusque là vu de la Russie qu’une gigantesque terre vierge où tout était permis. Je pouvais parfois entrevoir l’imbroglio historique dans lequel ce pays marinait et le maillage complexe d’idéologies, de zones d’ombres, de calculs commerciaux et de luttes de pouvoir qui présidaient à sa destinée. Mais jamais encore, je ne m’étais arrêtée pour regarder la vie invisible. J’avais désormais 18 ans et l’avenir devant moi pour en découvrir les recoins les plus imperceptibles. Et, sans le vouloir, cette certitude me vint que jamais ma vie ne pourrait se détacher de ces corps. J’étais liée à eux comme à une promesse aussi dérisoire que solennelle. Je suivrai désormais ces pas dans le marasme abruti qu'ils traversaient. Il me restait une vie pour découvrir ce monde obscur. Une vie pour comprendre, souvent dans la douleur et dans les pleurs, que tout instinct de survie pouvait enfanter les prémices d’une vie et d’une création sublime. Si j'avais su à l'époque ce que ce monde me donnerait à découvrir...
Genèse d’une Russie éternelle
Je n’ai jamais connu que la Russie nouvelle, depuis ses balbutiements, celle du très vénéré Vladimir Vladimirovitch Poutine qui accéda au pouvoir quelques mois avant mon premier séjour dans ce pays. La Russie de l’époque n’était qu’un vaste champ de ruine où certains essayaient tant bien que mal de survivre, tandis que d’autres avaient déjà pillé ce qu’il y avait à prendre. Bientôt, un ordre relatif reviendrait et la Russie se doterait d’un nouveau visage, bien plus effrayant que le précédent. Mais je l’ignorais encore.
A l’époque de mon premier voyage, la Russie nouvelle n’était qu’à l’état de projet et les désordres des années 90 encore bien présents. La criminalité était partout, à jamais impunie, les règlements de compte, nombreux. La Russie était obsédée par l’argent et s’enfonçait dans la vulgarité et la violence. Les habitudes occidentales s’incrustaient dans le paysage, mêlées aux relents de vie soviétique, elles paraissaient grotesques. Les grosses cylindrées, les costumes italiens, les montres suisses, les téléphones portables dernier cri étaient arborés comme les signes d’une modernité qui n’avait pas encore atteint les consciences et que nul ne comprenait vraiment. Le monde occidental avait pénétré si brutalement ce pays qu’il n’avait aucun sens et ressemblait à la tâche grossière qu’un feutre d’enfant dessine sur ses mains appliquées.
Je n’avais que 17 ans et étais restée un mois à Saint-Pétersbourg, davantage fascinée par la découverte d’une vie estudiantine, loin du regard de mes parents, que par ce qui m’entourait. Je passais de cafés en bars et de bars en beuveries. Je goûtais à une liberté nouvelle, m’essayais à toute sorte d’expériences que j’imaginais grisantes et inédites. Nous étions des dizaines d’étrangers, perdus dans ce pays, à nous complaire dans une vie frénétique et tapageuse, à la limite parfois de l’obscénité. Nous étions là pour nous amuser et la Russie offrait cette liberté immense qui nous faisait nous sentir les maîtres du monde. Le tourisme, à Saint-Pétersbourg, n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui. Nous étions des occidentaux dans un monde qui rêvait d’occident, nous représentions l’idéal à atteindre et en profitions.
Il suffit pourtant d’un événement pour réduire soudain à néant cette vie d’amusements et de frivolités et modifier à jamais mon rapport à ce pays. J’avais, ce jour là, fait halte dans mon café préféré, un café-librairie cossu, propice à la réflexion, où j’aimais à m’arrêter pour souffler un peu, avant de retrouver des amis pour une autre nuit endiablée. A quelques mètres du café, une BMW noire flambant neuve stationnait. A son bord deux jeunes hommes, portant un ensemble de vêtements occidentaux particulièrement kitsch, discutaient avec animation et éructaient des rires arrogants en alpaguant les jeunes filles qui passaient à leur portée. Tranquillement assise dans un fauteuil défoncé, je dégustais une pinte de Baltika 7, lorsque soudain un bruit assourdissant retentit. Les vitres du café tremblèrent sous la déflagration, je renversai ma bière. Je restai un moment interdite et me précipitai finalement à l’extérieur pour découvrir ce que je redoutais. A travers la fumée noire, opaque, qui s’élevait et brouillait ma vue, j’aperçus les restes calcinés de la voiture. Elle avait explosé, une bombe l’avait réduite à néant. L’odeur d’essence et de corps carbonisés emplissait la rue. En moins d’une seconde, les plaisanteries salaces, les rires gras, l’arrogance avaient disparu dans un concert de cris et d’alarmes de voitures. Il n’y avait pas eu de silence, ni de musique dramatique en préambule. L’événement s’était produit violemment, sans prologue, sans que rien ne l’annonce. Je restais figée, contemplant avec stupeur cette scène de rue ordinaire devenue soudain un amas de ferraille et de flammes, une image de guerre pour une occidentale née au pays des Bisounours ou jamais rien de tel n’arrivait. L’explosion avait été violente, mes oreilles bourdonnaient. J’entendais des cris mais ne pouvait leur donner de visage. Le monde alentour n’était plus qu’un théâtre d’ombres chinoises, dessinées sur fond de meurtre. Une absurdité.
Il me fallut de longues minutes pour reprendre mes esprits et parvenir à formuler une pensée cohérente. Autour de moi, la rue s’était vidée et je ne voyais plus que les silhouettes pressées des badauds qui se hâtaient de quitter la scène, tandis que la voiture achevait de se consumer. On me tira en arrière pour me forcer à regagner l’abri du café. Au loin les sirènes des pompiers et autres policiers amplifiaient. Je voulus résister, rester encore un peu, contempler l’horreur pour mieux m’en rappeler. On m’en empêcha. L’une des serveuses du café m’agrippa par le bras et m’obligea à m’asseoir. Je la regardai avec stupeur et douleur. « Ne nado » me dit-elle d’un air désolé, d’une voix aussi lasse que perdue. Expression intraduisible, à la frontière entre « ça n’en vaut pas la peine » et « il vaut mieux éviter ». Un avertissement murmuré. L’histoire qui s’était déroulé sous nos yeux n’était pas la nôtre, celle des gens ordinaires, elle se situait à un autre niveau de fréquence, une fréquence stridente tout en accroc et cassure. Une symphonie perturbée écorchant le monde de ses accords dissonants. Mieux valait ne pas l’entendre, si l’on voulait encore écouter la mélodie de la vie.
Le café avait repris son activité normale et seul le silence qui planait sous ses plafonds arrondis témoignait de l’émotion. J’apercevais la rue par un coin de fenêtre, je voyais les restes de la voiture d’un côté du canal et des gens pressés de disparaître, de l’autre. Et j’eus soudain envie de les suivre, pour voir où ils se rendaient. Il me semblait qu’ils ouvraient sous leurs pas trottinant un monde qui jusque là m’était resté inconnu. Ils disparaissaient dans les cours d’immeuble, s’enfonçaient dans des ruelles sombres, se claquemuraient derrière de lourdes portes en fer. Le monde de la rue n’apparaissait plus que comme une tragédie antique, macabre et sans espoir. D’un côté des dieux, vissés en haut de leur Olympe, de l’autre, des hommes qui voulaient les rejoindre et au milieu le coryphée ironique qui riait de leurs déboires. Une histoire déjà connue et tant de fois ressassée, un final tragique, sans surprise. Les gens, eux, vivaient ailleurs, dans un univers réduit, dans un espace délimité par la peur, l’incompréhension et la survie. La Russie, la vraie, s’ouvrait soudain devant moi. Elle n’était pas celle que l’on voyait. Il fallait suivre des dédales de couloirs et de ruelles pour la trouver. Elle se déployait dans un monde obscur, loin des idéologies et des propagandes.
Nous étions le 21 août 2000, et ce jour là, le jour où deux jeunes hommes trouvèrent la mort devant mes yeux, je fêtais mes 18 ans. J’étais perdue dans un pays gigantesque, une machine infernale, un rouleau compresseur. J’avais cru maîtriser mon voyage, il m’emportait soudain. Alors que je devenais officiellement majeure, alors que je m’apprêtais à célébrer mon passage à l’âge adulte, les recoins sombres d’une vie douloureuse m’apparurent. Ce soir là, je déclinai les invitations à faire la fête et rentrai chez moi, ou plutôt chez la femme qui m’hébergeait. Je n’avais jusque là vu de la Russie qu’une gigantesque terre vierge où tout était permis. Je pouvais parfois entrevoir l’imbroglio historique dans lequel ce pays marinait et le maillage complexe d’idéologies, de zones d’ombres, de calculs commerciaux et de luttes de pouvoir qui présidaient à sa destinée. Mais jamais encore, je ne m’étais arrêtée pour regarder la vie invisible. J’avais désormais 18 ans et l’avenir devant moi pour en découvrir les recoins les plus imperceptibles. Et, sans le vouloir, cette certitude me vint que jamais ma vie ne pourrait se détacher de ces corps. J’étais liée à eux comme à une promesse aussi dérisoire que solennelle. Je suivrai désormais ces pas dans le marasme abruti qu'ils traversaient. Il me restait une vie pour découvrir ce monde obscur. Une vie pour comprendre, souvent dans la douleur et dans les pleurs, que tout instinct de survie pouvait enfanter les prémices d’une vie et d’une création sublime. Si j'avais su à l'époque ce que ce monde me donnerait à découvrir...