Révélations
A côté de sa mère bienveillante, l'enfant regardait la télévision en noir et blanc. La chaîne unique de ces temps antiques diffusait une émission consacrée à Léo Ferré alors âgé d'une quarantaine d'années. Son interview semblait capter l'attention de sa mère, quant à l'enfant, pas encore adolescent, il écoutait avec une grande curiosité mais sans toujours comprendre les idées, parfois même le sens de ce que proférait l'artiste. A un moment donné, Léo Ferré dit ces mots :
" Quand on est enfant, on trouve les parents chiants parce qu'ils nous empêchent de faire ce qu'on veut. Ce n'est qu'une fois adulte qu'on les comprend mieux et qu'on réalise à quel point on a besoin d'eux..."
La mère se tourna vers son enfant :
- Ah ! Tu vois ! Tu as compris ce qu'il a dit? Quand tu seras plus grand, tu verras que c'est bon d'avoir toujours ses parents...
Il acquiesça, et puis c'est tout. Cela avait glissé sur lui comme si sa mère lui avait annoncé qu'elle ferait des raviolis pour demain, non pas parce qu'il percevait ce qu'elle lui avait dit comme une évidence, mais ce "quand tu seras grand" lui paraissait tellement loin, et même impossible à concevoir sa réalité.
Et puis les années ont défilé à une vitesse folle. Paul n'était plus cet enfant qui regardait la télévision avec sa mère, il était devenu adulte au regard de la société... enfin, pas tout à fait, il ne maria jamais et refusa d'avoir des enfants, ce qui ne fut pas le cas de sa sœur et de son frère. Ces derniers prirent souvent le prétexte de leurs charges familiales pour ne pas rendre visite à leurs parents, alors Paul s'en chargeait sans déplaisir d'ailleurs, mais il ressentait parfois un malaise incompréhensible lorsqu'il passait une journée chez eux, un malaise dont il ne comprenait pas la raison, à vrai dire il éprouvait une sensation inconfortable en faisant toujours bonne figure pour ne pas inquiéter sa mère, surtout. Sa sœur et son frère refusaient d'admettre que les parents n'allaient pas bien, ils considéraient qu'après tant d'années de mariage leur relation s'insérait logiquement dans une autre temporalité où la routine, les habitudes de chacun, ne pouvaient qu'apaiser les sentiments, étouffer les éventuels conflits, bref, la vie de couple des parents consistait donc à mettre de l'eau dans leur vin, beaucoup d'eau.
De quoi encourager Paul à ne pa changer de vie !
Sa sœur et son frère virent leurs parents une dernière fois, définitivement, car ils assistèrent tout de même aux enterrements de leur mère et de leur père : la mère décéda d'un cancer au cerveau, le père d'une crise cardiaque, cinq années plus tard, au cours d'une promenade par une froide matinée de février.
Maintenant, Paul et sa fratrie affichent des âges où le mot avenir devient incongru. Parfois ils ont une pensée pour leurs parents mais cela vient de moins en moins souvent. Un jour, au téléphone, Paul évoqua pour sa sœur une visite aux parents, alors qu'il avait une trentaine d'années. Tout à coup, il se revit dans la salle à manger, face à leur mère, alors il eut envie d'évoquer cette révélation qui l'avait tant marqué mais il hésita : fallait-t-il révéler à sa sœur ce que leur mère lui avait dit, leur mère qui, ce jour là, osa lui confier son plus intime problème? Pourquoi cette hésitation? Parce qu'il craignait sa réaction ! Tant pis ! Paul se lança tout en ayant l'impression d'ouvrir la boite de Pandore...
Le père est sorti, la mère a pris place en face lui, derrière la grande table du salon. Visiblement, elle souffre de quelque chose ou du moins elle n'a pas l'air heureuse, d'être bien dans sa peau.
- Maman, qu'est-ce qui se passe? Je vois bien que tu as des problèmes, que tu n'es pas bien, dit Paul.
Alors elle lui dit :
- Ton père ne veut plus faire l'amour avec moi !
Paul reste bouche bée. Oh pourquoi ça tombe sur lui ! Il aurait préféré ne rien entendre et sur l'instant une envie irrépressible d'être ailleurs le traverse. Sa mère, sa maman, celle qui lui préparait le gouter quand il rentrait de l'école, celle qui s'inquiétait pour sa santé, celle qui pouvait lui dire de rester au lit plutôt de prendre le vélo pour aller à l'école les matins d'hiver quand une pluie froide crépitait contre la vitre de sa chambre... mais de quoi elle lui parle? il n'a pas à le savoir... devant Paul, il n'y a plus sa maman, sa maman unique, une personne asexuée, mais une femme malheureuse parce qu'elle n'est plus considérée comme une femme à part entière, avec ses besoins physiques et ses envies de vivre autrement que dans sa fonction sociale d'incarner la fée du logis, l'âme du foyer
- Ca va pas ! Tu dis n'importe quoi !
Paul n'insista pas, passa vite à un autre sujet tant sa sœur lui semblait avoir été choqué par ses propos. Cela lui servit aussi de leçon, il décida de ne jamais en parler à son frère
Oui, peut être encore aujourd'hui, c'est difficile de faire admettre aux enfants que leurs parents sont avant tout des êtres humains avec leurs propres besoins avant que d'être une mère et un père. Il faut grandir, devenir adulte comme avait dit Léo Ferré à la télévision, un soir, il y a bien longtemps, mais devenir adulte c'est une gageure qui ressemble à l'horizon qu'on veut atteindre et qui est sans cesse repoussé. Paul en était convaincu, d'ailleurs pour lui-même aussi mais cela ne l'empêchait d'être conscient de cette réalité et d'agir en conséquence, possiblement.
***
La machine à café dans les entreprises permet au personnel d'en profiter pour dialoguer de tout et de rien, surtout de rien. Un espace devenu convivial où, gobelet en main, certains arrivent pour aussi se répandre et se vanter de leurs prouesses extra conjugales. Certains? Enfin, surtout les hommes, quand il n'y a pas de collègues féminines. Il arriva un jour où Paul se retrouva devant la machine à café avec un collègue qu'il n'appréciait guère. Celui-ci lui demanda s'il avait passé un bon week-end, et toi demanda Paul d'un ton neutre. Oh oui ! s'enthousiasma son collègue, ma femme et mes enfants passent une semaine chez mes beaux parents, alors j'ai pu voir ma maîtresse en toute sécurité. Pourquoi as-tu une maîtresse? demanda Paul, toujours sur un ton neutre. Alors l'autre lui expliqua qu'avec sa maîtresse il pouvait s'éclater dans des pratiques sexuelles vieilles comme le monde mais qui, reconnaissons le, ne contribuent pas au réarmement démographique. Alors Paul posa une question, presque sans le vouloir vraiment mais pas venue de nulle part :
- Pourquoi ne ne fais tu pas ça avec ta femme, peut être que ça lui plairait?
Son collègue faillit faire tomber son gobelet. Interloqué, profondément choqué par cette question, il répondit :
- Tu es fou, c'est la mère de mes enfants !!!
Maadadayo !