Mamadou
Ecrit bien avant la covid19, mais je me rends compte que c'était alors la saison des attentats. Les terroristes avaient beaucoup d'imagination à cette époque ! Aujourd'hui, le terroriste qui fait le plus peur, avec une efficacité redoutable, c'est le virus de la covid19. Quant à Mamadou, elle toujours là, elle fait toujours le travail que les métropolitains ne veulent pas faire.
Oh regardez les surgir des escaliers mécaniques, les yeux grands ouverts, la main crispée sur leur billet de train, l'autre tirant vaille que vaille une énorme valise à roulettes ! Comme ils sont nerveux, angoissés à l'idée de rater le convoi en partance pour les congés payés ! Voici le grand panneau automatique : notre train, mais de quel quai s'en va-t-il, je ne vois rien, c'est quoi déjà le numéro de notre wagon ? Vite ! Vite ! Ah ces enfants qui retardent les parents et qui reçoivent des claques pour leur apprendre à obéir ! Et puis, ces sempiternelles et colériques exclamations : " On aurait dû se lever plus tôt ! C'est ta faute !" Les braves gens ! Si désemparés lorsqu'il s'agit de sortir de la routine ! Ils ne partent pas en vacances, non, ils changent tout simplement de lieu, mais toujours insensibles à ce qui se passe en dehors de leur univers qu'ils ont volontairement limité.
Quelle sagesse ! Quel bon sens !
C'est pourquoi pas un quidam ne prête attention au landau qui semble être abandonné près du "Relais H". Bizarre, personne ne stationne à côté. Pourtant, ça remue un peu, de gauche à droite, même qu'on entend des pleurs bien chagrins, ou des vagissements, enfin, vous savez, dans le brouhaha étourdissant de cette agitation estivale, on ne jurerait de rien, on ne pense qu'aux vacances.
Et on oublie...
On oublie le danger des attentats qui prolifèrent cette année, tel le virus d'une mortelle pandémie. Ca saute de partout actuellement ! N'importe quel objet peut receler un piège définitif. Tenez, hier on a livré une carcasse de bœuf farcie au butagaz et aux clous de charpentier dans une boucherie ! Il y deux morts, quatre blessés...et de la viande impropre à la consommation ! Faut se méfier vous dis-je, faut se méfier ! On ne sait jamais !
Principe de précaution avant tout !
C'est ce qu'elle se dit l'imposante dame africaine, habillée comme chez elle, majestueuse dans son boubou tout bleu, ourlé de fils d'or. Munie de son balai, d'une pelle et d'un sac en plastique, elle traque sans états d'âme le mégot rachitique, les détritus bien gras de la restauration fast-food qui s'amoncellent autour des poubelles closes par des plaques métalliques soudées, sans oublier les boites d'aluminium des boissons trop gazeuses et trop sucrées qui trônent sur ces plaques comme la touche finale d'un bouquet garni de cette société d'abondance, miroir aux alouettes qui l'avait fait tant rêvé, là-bas, sur la rive nord du Sénégal. Allons, allons, cesse de revoir ces images noyées de soleil, balaie, ramasse, gagne ton pain ! Alors elle se dit qu'elle doit être vigilante tous les jours, avertir messieurs les policiers si elle remarque quelque chose de suspect, même si ce n'est rien, même si ce n'est pour rien.
Au bout d'un quart d'heure, les rogatons de la civilisation occidentale la conduisent non loin du "Relais H". Soudain, elle s'arrête et ne peut éviter un cri vite rentré dans sa gorge : elle vient de repérer ce landau ignoré des humains. Elle reste figée. Les gens la bousculent un peu, passent devant ou derrière elle, car elle est un obstacle irritant au milieu du passage principal qui donne accès aux trains, aux vacances. Elle entend bien les mots sur la couleur de sa peau, les propositions pour embarquer sur un "charter" ou un bateau, mais son ouïe fine ne retient que les pleurs d'un enfant qui a faim. Les battements de son cœur s'accélèrent : pourquoi les "toubas" ont-ils le courage de laisser un bébé tout seul ? Inimaginable ! Incompréhensible ! Là-bas, de l'autre côté de la Méditerranée, les mères ne lâchent guère leurs enfants, elles se les gardent peau contre peau, jusqu'à l'âge de deux à trois ans.
- Faut dégager Mamadou !
Elle sursaute. Trois gendarmes l'entourent. Ils sont tous grands et ils ont une grande matraque accrochée à leur ceinturon. Celui qui vient de parler, avec cette exquise courtoisie qui honore son corps de métier, affiche un sourire satisfait, goguenard. Les mains derrière le dos, il tend son ventre qui ventripote vers la dame en boubou, bien inquiète.
- Mais...monsieur le capitaine, dit-elle
- Non, Mamadou, pas encore, mais çà viendra .
Ils ricanent, les autres. Ils se sont tellement ennuyés, tout à l'heure, à taper le carton dans un car aux fenêtres grillagées qui stationne sur le parvis de la gare. On a pas souvent l'occasion de rigoler, quoi !
- Il y a la poussette, dit-elle au bord du sanglot. Pauvre petit !
Et elle désigne du doigt l'objet de son tourment.
- Bon dieu ! fait le "futur capitaine". Demandez vite du renfort, véhicule suspect repéré !
Le porteur du talkie-walkie se met aussitôt à postillonner dans son appareil.
- Allez Mamadou, tu dégages ! On va intervenir !
La dame africaine ne comprend rien à ce qui se passe. Voilà-t-il pas qu'elle est poussée le plus loin possible du landau, mais elle ne laisse pas ses instruments de travail, elle s'y accroche même, comme si cela lui donnait une identité. Des gens ralentissent leurs pas, énervés, s'écartent devant ce qu'ils considèrent comme une arrestation. Surtout que les sirènes de police annoncent déjà à l'extérieur une possibilité dramatique, tandis que des coups de sifflets stridents retentissent dans le hall. Une cohorte de gendarmes surgissent des escaliers mécaniques, prennent leurs dispositions pour canaliser le flux humain encombré de bagages, tracent entre des pylônes, avec un ruban aux rayures rouges et blanches, le symbole d'une sourde inquiétude. Les hauts- parleurs de la gare annoncent que le propriétaire du landau est prié de le récupérer le plus vite possible, sinon il sera détruit par la police. La curiosité qui taraude tout être humain a pour conséquence de détourner les voyageurs de leur soucis vacanciers ; bientôt une foule compacte se tourne vers la dame africaine, la technicienne de surface, et devient spectatrice de ce dont elle espère un évènement inhabituel - les mains actionnent les portables, les appareils photographiques sont prêts. Les commentaires tombent comme à Gravelotte : quel toupet de s'habiller comme chez elle ! Il parait qu'elle a découvert le landau ? Mais c'est le sien, voyons ! Oh la ! Ouh ! Elle a planqué une bombe là dedans ! Maman, pourquoi qu'elle est noire la dame demande une petite blonde coiffée des oreilles de Mickey, et les doigts gluants de ketchup. Parce qu'elle est pauvre ! lui répond-t-on
La dame dans son boubou bleu pose ses grands yeux incrédules sur ces visages qui la scrutent, la détaillent, et la condamnent quand des messieurs importants, bardés de moyens de communication, viennent l'entourer comme pour mieux la circonvenir. Ils se présentent : il y a là un commissaire, le vrai capitaine des gendarmes, un membre du cabinet du ministre de l'intérieur, et le responsable de la gare qui ne cesse de s'éponger le front avec son large mouchoir blanc qu'on dirait une serviette de table.
Tous félicitent la balayeuse pour son civisme et on lui certifie que la situation est sous contrôle.
Effectivement, il y a belle lurette que le vide s'est créé autour du "Relais H.". Les policiers, les gendarmes et d'autres personnes en civil arborant un brassard rouge s'activent avec un relatif sang-froid ; personne ne cherche à faire le malin dans une telle atmosphère vaguement inquiétante, car, à y regarder de près, il y a là énormément d'uniformes, à croire que tous les services de sécurité publique se sont donnés rendez-vous dans cette gare.
- Bon, nous détruisons l'objectif ? Il y a un quart d'heure que l'annonce a été fait et aucun individu s'est présenté, lance le commissaire au collaborateur du ministre de l'intérieur.
- Vous avez le feu vert, dit-il en maintenant son portable à hauteur de ses lunettes en métal doré
- Hum, hum, fait le responsable de la gare. N'est-ce pas un peu hâtif? Et le bébé ?
- Méfions nous, dit l'officier des gendarmes. Mon beau-frère a fait la guerre d'Algérie ! Faut se méfier des arabes, ils sont capables de vous pieger une cannette de Kronembourg : vous tirez sur la languette, et boum ! pour moi, c'est un piège, détruisons
- Comme vous voudrez, messieurs, s'écrase le responsable de la gare, interloqué, et surtout pas téméraire.
Les radios, les talkies walkies crachent des ordres. Bizarrement, le silence s'installe vide, presque instantanément, comme si on avait recouvert le grand hall d'une cloche de verre. Voici qu'un individu, accoutré tel le bonhomme Michelin, s'approche du "véhicule" suspect, puis, on devine qu'il applique quelque chose sous le landau, probablement une petite charge magnétique. Maintenant, il revient vers sa hiérarchie, s'empare de ce qui ressemble à une télé-commande, et déploie une antenne. Il tend son appareil à l'officier des gendarmes, enlève son casque de cosmonaute, et dit :
- Voilà, c'est prêt !
- Bien, dépêchons, dit le collaborateur du ministre de l'intérieur. Il n'ajoute pas qu'il a autre chose à faire, mais on le devine.
- Pas de quartier ! s'exclame l'officier...enfin, vous savez de quoi maintenant.
Il refile la télécommande à l'artificier qui appuie aussitôt sur un bouton rouge. Une détonation. Ploop ! Presque un bouchon de champagne qui saute ! Le landau se renverse brutalement, projetant sur le sol une petite forme emmailloté. Après une parfaite trajectoire en ligne droite, une roue vient mourir lentement aux pieds des "spectateurs" qui s'entassent derrière les rubans, en tournoyant lentement sur elle-même. Un petit objet tombe sur le crâne du responsable de la gare.
- Mon dieu ! C'est quoi, çà, demande-t-il horrifié.
- Ca m'a tout l'air d'une tétine, se risque le commissaire. Rien à voir avec la goupille d'une grenade !
Le chef de gare s'éponge le front de plus belle, et regrette le temps où il était simple garde barrière dans la Creuse.
Maintenant, on voit bien le bébé qui gît sur le sol, la tête ensanglantée. Un policier s'avance précautionneusement, constate, et revient faire son rapport circonstancié.
- C'était bien un vrai landau, avec un vrai bébé à l'intérieur. Heu...le bébé est mort !
- Merci ! fait le commissaire. Laissez intervenir l'antenne médicale, ils vont m'évacuer tout çà
- Je dégage toutes responsabilités, s'empresse d'ajouter le chef...de vous savez quoi maintenant, néanmoins rassuré par la réaction de la foule qui semble soulagée qu'il n'y ait eu pas l'ombre d'une bouteille de gaz dans le landau.
Des blouses blanches s'occupent du petit corps, disparaissent avec lui, et les hauts parleurs de la gare appellent les voyageurs pour le train qui doit partir dans dix minutes vers les plages. Tiens, voici le chef...des techniciennes de surface qui arrive accompagné par plusieurs femmes, toutes originaires des pays du soleil. Il remarque l'imposante dame en boubou, monolithe bleu au milieu d'une multitude d'êtres humains qui s'agitent comme des mouches prisonnières dans un bocal de confiture.
- Eh ! Oh ! Au travail Mamadou ! Avec tout ce bordel, y va falloir balayer à fond la caisse, hein ?
La dame africaine verse des larmes, puis, elle ne peut contenir de gros sanglots déchirants.
- Dépêche toi Mamadou !
- Mais...patron...c'était un bébé !
- Et alors ? Toi, t'en a une dizaine ! La sécurité du pays qui t'offre du pain prime sur toutes tes considérations sentimentalistes qui n'ont pas lieu d'être ici ! Ouste ! Au boulot Mamadou ! Autrement, c'est le charter !
- Oui patron, dit-elle en reniflant.
Et dans un murmure, elle ajoute, juste pour elle :
- Et d'abord, je m'appelle pas Mamadou !"