Wera, ma voisine polonaise.Lorsqu'elle est venue vers moi, je me suis demandé d'où elle sortait tant elle m'a paru chic, distinguée, avec un petit côté hautain et dominateur. J'étais assis sur un fauteuil, à l'extérieur de ma chambre, en train de boire un thé vert tout en remerciant le ciel de m'avoir permis de revenir en entier après une virée périlleuse à moto. Bon, je l'avais remarquée au bord de la piscine, sur une chaise, un livre à la main, et je me suis tout simplement dit "tiens, une nouvelle !". Elle m'a abordé en anglais, alors aussi sec je lui ai répondu que je ne parlais pas cette langue : j'ai remarqué que c'est un moyen radical pour ne pas se faire manger son temps par n'importe qui. Elle a pris un air pincé, du genre à se dire : ciel ! il ne parle pas anglais ! Pas de problèmes pour elle, elle pratique le Français, pas mal d'ailleurs, ainsi que le russe comme je l'ai constaté après lui avoir présenté Boris, un architecte que je vois chaque hiver depuis deux ans. Je suis voisine de la chambre n°10, m'a-t-elle dit, avec un accent de film de l'est doublé en français. Très bien, très bien, dis-je pour m'en débarrasser. En fait, pendant un mois, elle a toujours eu quelque chose à me dire, et souvent elle a commencé par :
- Geob, j'ai question à poser ! (si, si, c'est comme ça qu'elle disait !)
- J'ai peut être réponse, disais-je avec un sourire en coin.
Bizarrement, je n'ai jamais osé la tutoyer. J'avais l'impression d'avoir affaire à une comtesse qui s'encanaille chez les manants, c'est à dire tous les autres, à part moi,. Faut dire qu'elle détestait vigoureusement tous les locataires de la Chian guest house, elle les trouvait bêtes, bruyants, ivrognes, moi je préfère étrangers de l'Inde, m'a-elle précisé un jour. Parce qu'elle a voyagé pendant dix ans en Inde. J'ai vite compris qu'elle est "New Age", "chakra" et macrobiotique. Quel âge a-t-elle? Certes, elle est très mince, elle s'applique tous les jours des crèmes sur son visage, elle prend excessivement soin d'elle, elle est exigeante pour tout, jusqu'au moindre légume ou condiment d'un plat, elle fait son yoga tous les matins, puis prépare elle même son muesli qu'elle achète, cela va de soi, bio, s'inquiète des moustiques, de l'air qu'elle respire pas bon pour moi, pas bon.... ouh ! je lui ai dit une fois qu'elle me faisait peur, que je la trouvais d'une dureté incroyable, alors elle est partie dans un rire de diva, celui qu'elle me servait pour me dire à quel point je me fourvoyais dans ma nonchalance de dilettante. Elle n'a jamais compris pourquoi je ne partageais pas son projet de vie, son unique ambition : vivre le plus longtemps possible !
Bon sang ! Qu'est-ce qu'elle m'a énervé !
- Geob, j'ai question à poser. A Mae Hongson, y'a-t-il malaria?
- Mais Wera, vous ne risquez rien ! Si vous allez vivre dans une rizière, pendant la saison des pluies, ok, prenez des précautions, mais là, bon sang, dans une ville ! Arrêtez de vous pourrir la vie avec toutes vos questions, vos peurs de ceci ou de cela, ou alors retournez en Pologne et enfermez vous chez vous, là au moins vous n'attraperez peut être aucune maladie.
Elle m'a regardé, bouche bée.
- Vous, êtes méchant !
Et elle claqué la porte de sa chambre ! Le lendemain...
- Geob, j'ai question à poser.
Elle était passée à autre chose.
Un jour, nous avons parlé des signes du zodiaque chinois. Je lui ai dit que je suis du "Lièvre" et j'ai ajouté :
- Wera, je suis certain que vous êtes du "Cochon".
Exclamation de diva :
- Ooooh ! Comment vous savoir?
- Intuition sémantique !
- Moi pas comprendre....
Wera savait utiliser les gens. Ainsi, moi. J'ai eu la mauvaise idée, un matin, de lui dire que j'allais au Central Plaza, le grand centre commercial.
- Vous pouvez me conduire?
- A vos risques et périls, Wera. Je vous signale que je n'ai pas de permis de conduire. Surtout m'empêchez pas de tourner !
Elle a affiché un air méchant.
- Vous le savez déjà, je suis trèèès intelligente, alors je savoir comment être sur la moto.
Mais, comme je l'aurais parié, elle ne m'a jamais remercié en me payant un verre... ah si, assez régulièrement, elle m'a proposé une tasse de thé...
- Geob, votre tasse !
Elle n'est du genre à vous laisser tremper vos lèvres dans un ustensile qui lui appartient, principe de précaution, on ne se jamais !
Wera est l'incarnation de la femme de Thénardier. C'est une propriétaire terrienne. Son métier qu'elle exerce dorénavant en privé, lui rapporte pas mal d'argent - non, non, camarades voyageurs qui la connaissez, je n'écrirais pas ce qu'elle fait, je lui ai promis et je tiens mes promesses, et donc vous n'en saurez rien ! Elle m'a demandé pourquoi je n'ai pas pris l'avion pour descendre à Hua Hin, alors qu'elle allait réserver pour le principal aéroport à Bangkok. 1 500 baths ! s'est-elle exclamé avec enthousiasme. Ah non ! Wera, seule la Thaï Airways a le droit d'y atterrir pour les vols domestiques, et ça peut coûter 4000 baths, mais pouvez vous le permettre, vous, vous êtes riche !
- Oui, je suis riche ! dit-elle fermement. Moi, je pas mettre autant d'argent pour ce vol !
- Geob, j'ai question à poser : comment aller à Maison Noire, comment vous dire?
- Ban Dam !
Je lui donné tous les renseignements nécessaires, l'endroit où elle pouvait arrêter n'importe quel bus qui monte en direction du nord. Vous verrez, c'est facile, postez vous près de la pharmacie. Comme, je le répète, elle détonne par rapport aux normes que se font les thaïlandais du "farang", étant toujours très bien habillée, coiffée, et arborant toujours son collier et pendentif en métal chromé de très belle facture, alors elle n'a eu aucun mal pour amener le pharmacien à s'occuper d'elle.
- Lui, gentil monsieur, m'a-t-elle dit en gloussant. Il arrête bus pour moi !
Wera est une sacrée débrouillarde ! Et bien d'autres Thaïlandais ont tenu à l'aider dans ses déplacements. Des gens d'un milieu aisé.
- Trèèès sympathiques !
Wera est quelquefois méchante, peut être que "quelquefois" est un mot en trop. Ainsi, je me rappelle que je discutais avec miss Porn, la femme de chambre de Chian's House. Je lui avais demandé si son fils étudiait bien à l'école. Miss Porn en était satisfaite, fière même, car il a toujours un livre en main, il ne sort pas avec ses copains... je remarquai que Wera restait sur le pas de la porte de sa chambre, visiblement agacé de me voir parler avec une, pour elle, domestique. Une fois la conversation terminée, elle m'a.... posé question.
- Vous comprendre ce qu'elle dit?
Alors je lui restitue ma conversation, combien miss Porn est fière de son fils. Rire de diva, avec une morgue incroyable.
- Nooon ! Touuuus pareils ! Dire n'importe quoi !
- Ah bon?
Je me suis demandé si ce n'était pas une crise de jalousie parce que je l'avais ignorée.
Séance photos.
- Geob, j'ai photos Pologne à montrer !
Je crois que je suis trop gentil. Nous avons regardé ses photos sur son appareil. Paysages, bâtiments, bâtiments, paysages... petit à petit il y a quelque chose qui m'a troublé. Il n'y a aucun être humain en vue, comme si une bombe à neutrons s'était abattue sur son pays. Et puis, tout à coup, j'ai pensé aux tableaux de Hitler, exposés au cours d'une exposition intitulé "Paris-Vienne". Ce qui m'avait fasciné, c'est qu'il n'y avait aucun signe de présence humaine, je me souviens de rues, d'enfilades de bâtiments, et rien d'autres. Au bout d'un moment, j'ai senti que j'allais craquer, alors, pour me détendre, je lui ai demandé :
- Vous n'auriez pas des photos d’Auschwitz?
- Noooon ! Moi allé une fois ! Horriiible !
Elle a continué, pas longtemps. Elle avait compris, Wera est très intelligente.
Dernier jour à Chian House, à Chiang Rai. Visiblement, derrière son masque hautain, Wera était bien embêté de me voir partir. Tiens, elle m'avait signalé qu'elle s'était un peu lâché, la veille, en mangeant une glace. Et quand Boris nous a offert de la vodka, elle en a bu ! Ah, bien Wera, bien ! Quand elle frappé à ma porte, je suis sorti sans tee-shirt. Elle n'a pas osé quitter mon regard.
- Geob, mon numéro téléphone en Pologne pas bon, donnez ma carte de visite.
Oh merde ! Où l'avais-je mis? Je suis rentré dans ma chambre et, ouf, je l'ai retrouvé. Wera a corrigé son numéro. Bien sûr que je vais téléphoner en Pologne, j'en ai toujours rêvé.
- Bon, Geob, bon voyage.
Elle m'a tendu sa main. Je n'ai pas été surpris, cela m'a paru logique, comme elle est allergique à tout, au gluten par exemple, elle doit l'être aussi au contact de la joue d'un être humain.
Elle m'a dit au revoir un peu trop vite. A un moment donné, elle a refrappé à ma porte, et là, stupeur, elle m'a apparu, oui, elle a osé, aux yeux de tout le monde, elle a osé sortir de sa chambre en culotte et soutien gorge noirs. Miss Porn était comme frappé de stupeur, mais Wera, royale, m'a encore dit deux ou trois mots, et puis elle est parti s'assoir sur un fauteuil, au soleil. Pas un pouce de graisse, la Wera, et une peau d'une blancheur laiteuse.
Bravo Wera, belle prestation ! Relâchez vous, Wera, relâchez vous, vivez sans penser aux O.G.M., à la pollution, et aux légumes biologiques !
postscriptum :
Dernier jour, dernier dimanche en Thaïlande, non loin de l'aéroport de Bangkok, dans un nouveau quartier accolé aux autoroutes. Et j'ai découvert un immense restaurant qui s'organise autour d'un plan d'eau, un personnel pléthorique... vu le nombre de tables, et dans le parking des voitures de luxe, des 4x4 rutilants. Les gens viennent diner et regarder les avions atterrir.