La dame qui attendait, rue de Strasbourg.
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La première fois que je l'ai vue, elle était sur le trottoir de la rue de Strasbourg, assise sur une de ses deux valises à roulettes. J'ai remarqué tout de suite son élégance, ses jolies chaussures, et son ruban noir, très chic, qui maintenait ses cheveux argentés sur sa nuque. Je me suis dis qu'elle attendait un taxi, ou bien un ou une amie qui l'embarquerait dans une voiture, et rien d'autre ne me vint à l'esprit. Le lendemain, je l'ai revue dans la même situation, toujours très bien habillée, impeccable. Cette fois là, j'ai remarqué un détail qui m'avait échappé : devant elle, posé sur le trottoir, il y avait un gobelet de machine à café automatique, mais à l'intérieur il n'y avait pas de liquide, juste quelques pièces de monnaie. C'est pas possible ! Elle fait la manche ! J'ai eu tout de même de la difficulté à croire ce que je voyais. Enfin, quoi, cet objet me paraissait, dans le détournement de son usage, tellement incongru face aux pieds de cette dame si élégamment chaussés. Et puis tout son être, son visage, ses mains, sa façon de s'habiller, tout cela ne témoignait pas de la condition d'une SDF.
Les jours passèrent, je la voyais toujours rue de Strasbourg dans l'attente d'une pièce de monnaie qu'elle ne quémandait pas. Peut être espérait-elle aussi un quelconque signe du destin qui la sortirait de cette mauvaise passe ? Elle restait un vrai mystère pour moi, alors j’échafaudais des scenarii pour tenter de m'expliquer comment cette femme toujours propre sur elle pouvait vivre ainsi, à la dure. Je ne savais pas encore à quel point la réalité dépasserait la fiction, et combien elle m'affligerait.
Un jour, j'eus une sacrée surprise en sortant de l'ascenseur de la bibliothèque municipale. Les deux battants s'ouvrirent sur la dame de la rue de Strasbourg, en personne ! Elle était revêtue d'un chemisier fleuri qui lui donnait un air enjoué ; elle me semblait bien reposée, souriante, avec ses deux valises derrière elle, comme si elle s'apprêtait à partir en voyage.
- Pardon, me dit-elle.
Et elle s'écarta gracieusement pour me laisser sortir. Cette bibliothèque est un havre de paix et de confort pour les SDF qui osent l'utiliser. Je trouve cela très bien, et cela ne m'a jamais dérangé. Ce n'était donc pas la première, mais oh combien la plus originale ! Petit à petit, j'ai constaté qu'elle venait souvent. Elle s'installait à une table, avec toujours un ou deux gros livres. Parfois elle prenait des notes, longuement, comme si elle s'attelait à la rédaction d'une thèse improbable. Un après midi, une dame prit place en face d'elle, mais l'obligea aussitôt, et vertement, à ranger ses valises ailleurs, car cela l'empêchait d'étendre ses jambes. La SDF essaya d'entamer un dialogue courtois, mais l'autre, une acariâtre, une emmerdeuse, ne s'en laissa pas compter, du coup la SDF se leva, s'encombra des livres qu'elle avait ouverts, prit une valise et changea de place. Puis elle revint chercher la deuxième tandis que celle qui l'avait chassée étalait ses affaires, toute heureuse d'avoir la table pour elle seule.
Depuis que je l'avais croisée en sortant de l’ascenseur, la SDF détournait la tête à chaque fois que je m'apprêtais à passer devant elle dans la rue de Strasbourg. A la longue, elle aussi avait dû s'apercevoir que je fréquentais régulièrement la bibliothèque, alors peut être qu'elle n'avait pas envie que je fasse trop cas à elle quand elle mendiait, ou peut être avait-elle honte ? Je me disais à chaque fois qu'il faudrait que je lui adresse la parole, que je fasse preuve d'humanité à son égard, car, d'après ce qu'on en dit, les SDF souffrent beaucoup de l'indifférence des passants. Et ce fut une journée de grève des employés municipaux qui m'en donna l'occasion.
La grève n'avait pas été annoncé. Du coup, comme tous les habitués, je me suis retrouvé devant une porte close sur laquelle était affichée l'avertissement libellé dans le genre : suite à une décision du personnel réuni en assemblée générale... Etc, etc, bref, une nouvelle fois, les fonctionnaires prenaient en otages les usagers. Une honte ! Les gens repartaient en colère, vouant aux gémonies ces nantis qui n'en fichaient pas une. Je précise tout de suite que je ne fais que rapporter les réactions générales - les plus virulents furent les SDF. Cela m’intéressait. Alors j'ai allumé une cigarette, et je suis resté attentif, notant mentalement toutes ces remarques à l'emporte pièces.
La dame de la rue de Strasbourg arriva avec ses valises. Elle chaussa ses bésicles, puis elle entreprit de lire ce "dazibao". Dès qu'elle eut fini, elle s'aperçut de ma présence. C'est honteux ! s'écria-t-elle. J'approuvai sournoisement, histoire de ne pas l’effaroucher. On devrait privatiser les bibliothèques, ajoutai-je tout en me disant que j'en faisais là peut être un peu trop. Fichtre non ! Elle m'approuva, son regard avide braqué sur ma cigarette. Vous fumez ? Je lui tendis une Camel, du feu. Elle aspira sa première bouffée avec un bonheur incroyable. Bon, me suis-je dis, c'est le moment de la faire parler. Bien entendu, ses confidences n'émergèrent pas d'un coup, mais au fur et à mesure de la conversation, puis, comme mon écoute ne s'avérait pas feinte, une émotion considérable finit par s'emparer de moi, jusqu'à m'étreindre le cœur, tant son histoire s'avéra effrayante et atroce...