Avec Wap - plus bavarde que moi, si si ! - nous avons parlé, un peu, beaucoup, et découvert que nos naissances respectives à la grande ville étaient séparées de plusieurs années.
Quand Wap est née, j'avais déjà retiré un de mes textes de la vitrine.
Le revoici ici.
Il date, ouh la la ce qu'il date, il date de bien avant la ville, gagnerait à être légèrement modifié, mais bon à ce compte on n'en finirait jamais et surtout je préfère verser mon énergie dans le présent, le voici donc tel qu'il naquit un jour en réponse à quelques amis qui tous disaient "m'enfin, la plongée, ça te fait quoi ?"
Il était une fois... ma passion pour la plongée sous-marine.
Plongées
Ca bavarde et ça plaisante en préparant le matériel, il fait beau et l’eau sera aujourd’hui encore à 26° par vingt mètres de fond, la mer est calme, les vacances ensoleillées et les copains sympas. Une bouteille traîne, une ceinture oubliée, quelqu’un réclame ses palmes, on se remémore la soirée –un peu trop arrosée- à la rhumerie, on prend rendez-vous pour tout à l’heure.
« Tu viendras ? »
Oui bien sûr, j’y serai. Mais pour l’instant je ne parle pas davantage. Je n’en ai pas envie. Bavarde, mais jamais avant une plongée. Je donne un coup de main à qui en a besoin pour fixer correctement sa bouteille au gilet stabilisateur, je rassure tel débutant obnubilé par des choses entendues et qui lui font appréhender le fond sous-marin aujourd’hui, j’accepte de prendre en charge les deux nouveaux qu’il faut tester avant de les mettre dans une palanquée d’autonomes, mais je ne parle pas. Pas plus que le nécessaire.
Parfois on m’indique une bouteille un peu plus gonflée que les autres ; pour que je puisse « durer » davantage. Aujourd’hui je me suis servie au hasard. Le mano indique 230 bars, si je me débrouille bien je devrais pouvoir faire une bonne heure à 18 ou 20 mètres et ramener suffisamment d’air pour flâner ensuite à 5 mètres à l’aplomb du bateau pendant que les moniteurs s’occuperont des baptêmes ou bien les accompagner à l’écart et m’exercer à quelque nouvelle cabriole.
Je hisse et enfile le gilet et sa lourde bouteille d’acier de 12 litres, je prends mon sac et traverse la bande de sable pour monter sur le bateau avec tout le monde. Je marche seule, devant ou derrière les autres, pour n’avoir pas à parler.
Les bouteilles sont à présent arrimées aux bancs et les plongeurs continuent à bavarder. Certains se tiennent à l’écart et portent le regard au loin. Ce n’est pas l’horizon qu’ils fixent, c’est déjà le fond.
Nous sommes partis pour Pointe Bombarde. Mais le courant un peu trop fort change les plans de l’équipage et le bateau modifie son cap. Pas de tortues, donc. Dommage. J’irai glisser un autre jour dans l’onde avec mes sœurs les tortues, les tortues qui volent lentement, retenant ma respiration pour ne pas les effrayer de ce bruit, m’abstenant bien de les toucher, m’abstenant même de les indiquer aux palanquées croisées sur le retour. Le bateau boucle son virage et négocie les vagues. Je ne pars pas aux nouvelles mais je tends l’oreille. Les Augustins. Plongée tranquille, avec une belle variante. Si on la veut sportive on tente la traversée du banc de sable qui relie les deux écueils. A l’aller tout va bien. Un petit herbier avec souvent un couple de grondins volants qui ouvrent leurs ailes irisées d’indigo et décollent sans hâte, un poisson vingt-quatre heures qui réussit un tel mimétisme avec le fond qu’aucun mouvement au-dessus de lui –quelles qu’en soient la proximité, l’ampleur et la durée- ne le fera bouger d’un seul millimètre ! Sable il a décidé d’être, sable il restera ! A la fin, lassé et ridicule, le plongeur s’en va. Une balade à dix-huit/vingt mètres, profondeur confortable pour éviter le palier de décompression à la remontée, on longe l’écueil d’en face, on explore les anfractuosités des rochers pour ne pas rater la murène de belle taille, et puis on fait demi-tour en se promettant de mieux regarder les perroquets et les papillons aux belles couleurs. Et c’est là que ça se corse. Le gentil courant porteur de l’aller devient une force contraire redoutable à affronter au retour. Palmer oui, mais palmer pour ne pas reculer, déjà ! Et ensuite palmer pour essayer d’avancer. Sans s’essouffler, sinon on s’épuise et on remonte inexorablement à la surface, comme un ballon. Palmer en donnant le maximum sans en avoir l’air, quoi, en sifflotant le nez au vent. Galère ! Avancer sans consommer trop d’air, si on veut en avoir suffisamment pour arriver jusque sous le bateau. Bon, il est vrai que si l’on se retrouve un peu à court on peut toujours faire surface de manière anticipée, gonfler son gilet et continuer au crawl avec le tuba… et ma foi, ça sera la tournée de l’apéro à distribuer et l’engueulade du directeur de plongée à se ramasser… Et la fois suivante, on saura bien qu’en cas de « gentil courant porteur » aux Augustins, on ne traverse pas !!!
Non, ça ne m’est pas arrivé. Mais qu’est-ce que j’ai pu me réciter comme tables de multiplications la première fois, pour penser à autre chose, tandis que je palmais collée au tombant parce que c’est là que le courant a un peu (oh, si peu) moins de force, veillant à souffler beaucoup plus que je n’inspirais pour surtout éviter l’essoufflement du à la surcharge en gaz carbonique. Sept fois huit cinquante-six, huit fois huit soixante-quatre, neuf fois huit… et je ne levais pas la tête pour rester aussi hydrodynamique que possible, quatorze fois huit… j’avançais le nez sur les cailloux, la théorie je m’en fichais mais j’étais en train de me la reprendre en pleine figure sous forme de courant contraire et là je ne m’en fichais plus du tout, quatre fois neuf trente-six, cinq fois neuf… pauv’pomme, t’avais besoin de te coller là-dedans ! sept fois neuf soixante-trois, quand est-ce qu’on arrive ?
Ensuite, les Augustins sont devenus un défi. Et pour finir, je traversais avec deux ou trois coéquipiers parce qu’il n’y avait pas d’autres fêlés pour se lancer dans cette galère, et que nous y allions précisément pour ça : être seuls. Etre sous l’eau et ne voir personne. Juste ces tonnes d’eau au-dessus de la tête. Mais là, j’anticipe !
Re-changement de cap, la mer était trop mauvaise une fois sortis de la baie, on irait donc mouiller à Jardin de Corail, avec largage dans le bleu pour ceux qui connaissaient suffisamment le site. Raison supplémentaire –s’il en fallait une !- pour rester muette. Le silence avant la plongée, c’est déjà la plongée. Et plus celle-ci annonce de pertes de repères, plus elle nous renverra loin dans nos propres galaxies. Une fois la sécurité garantie par une dernière vérification scrupuleuse du matériel on peut faire place à cette quintessence : le plaisir. Et il débute par une vague appréhension, parce qu’il ne peut en aucun cas être anodin de s’aventurer dans un milieu aussi étranger, dans cet univers insoupçonnable vu du dessus où je perçois le simple fait d’être tolérée comme un cadeau somptueux qui oblige au respect et à la délicatesse ; il commence par cette légère crampe au creux de l’estomac qui est un mélange de trac et d’impatience, qui isole parce qu’elle est exclusive, précieuse, égoïste, impérieuse, et qui se nourrit de son isolement parce que l’implosion est plus forte encore que l’explosion. Je serai là pour donner de l’air, pour venir en aide à un coéquipier en difficulté, pour donner la main au débutant affolé et lui apporter la présence rassurante qui rendra sa plongée confortable, mais jamais, au grand jamais, je n’essaierai de communiquer ce secret. Le monde du silence nous englobe dans son pouvoir comme un facteur externe, et pourtant nous le contenons tout entier, et bien avant que d’y couler j’en savoure à chaque fois quelque chose que je suis incapable d’identifier et de décrire davantage. Certains coéquipiers parfois, reconnaissables à leur silence, font le même voyage. Et personne n’en parle jamais, sauf en quelques termes qui, évoquant tous la dépendance, inquiètent souvent le plongeur-promeneur-bavard.
On plonge pour voir les poissons psychédéliques, les coraux et les gorgones, les raies et les requins ? Parfois. On prend toujours plaisir à les voir évoluer, bien sûr, mais ce plaisir-là je le réserve surtout à mes virées en PMT , qui elles n’ont d’autre limite de durée que celle imposée par le froid finissant par gagner le corps au bout de deux heures même dans une eau à 28 degrés. Les bancs de carangues bleues, éclairs argentés qui filent faire le tour de la Terre, les balistes titans mâles et leur solide double-dent fonçant sur le plongeur qui oserait s’approcher du nid des juvéniles, la murène gueule ouverte en plein curage de mâchoire par de diaphanes crevettes nettoyeuses, le poulpe aux gros bras s’agrippant au rocher et devenant rocher à son tour ne serait sa grosse tête doucement balancée par le mouvement de l’eau près de la surface, le petit baliste Picasso qui fonce à une vitesse fulgurante sur le masque du plongeur et bifurque à deux centimètres à peine du choc, le « crunch-crunch » parfaitement audible d’un poisson-perrroquet turquoise et rose en train de grignoter le corail pour le régurgiter sous forme de plage pour orteils en éventail, les idoles maures et leur effilochure blanche se promenant toujours à deux ou à trois, les nasons et leur profil à éclater de rire ou à éveiller la tendresse, les demoiselles bleues qui chargent les plongeurs avec toute la hardiesse de leurs douze centimètres, une famille de poissons-clowns hôtes privilégiés de la vénéneuse anémone, un coquillage bénitier de calcaire terne et sa frange de micro-algues bleu-roi ou indigo, un cône géographe par moins de deux mètres de fond, danger bien plus grand que le requin pointes blanches qui croise au large du tombant, une tortue qui remonte faire de l’air, un énorme napoléon nageant en parallèle et quelques barracudas stationnés dans le bleu, l’œil torve et la gueule entr’ouverte sur les dents acérées. J’oublie la bourse-graffiti mouchetée d’un bleu porcelaine, les placides concombres de mer et les minuscules anthias par myriades, le gros gaterin éternellement abrité sous un surplomb, les petits poissons-coffre et le merveilleux diodon dont on a à coup sûr copié les yeux pour les donner à Ioda de la guerre des étoiles, tout comme on a utilisé le dessin de la ventouse des rémoras quand on a inventé le pneu. J’oublie tant de choses dont les yeux peuvent se régaler lors d’une simple promenade en snorkeling .
Une bascule arrière depuis le rebord du bateau, un grand Plouf, un peu d’air soufflé par les narines pour évacuer l’eau entrée dans le masque, une longue expiration dans l’embout et je commence à descendre. Et dès lors, plus rien n’existe. Se laisser couler est aisé, l’eau tiède glisse le long des membres et caresse les joues, un coup d’œil au profondimètre pour ne pas dépasser la profondeur qu’on s’était fixée, on stabilise en gonflant un tout petit peu le gilet, on régule sa respiration, on bascule en position horizontale et on commence la flânerie dans la soupe turquoise.
Une promenade sous-marine se regarde sur écran, se rêve sur des images, ou bien s’effectue ! Mais la raconter, c’est se résigner à l’échec. Avez-vous tout à l’heure « vu » mes barracudas et mes idoles maures ? Même si je leur avais donné des formes et des couleurs très descriptives mes lignes auraient été d’un ennui encore plus certain. D’ailleurs le photographe le sait bien qui est obligé de tricher avec la réalité pour tenter de rendre ce que l’objectif ne peut percevoir.
La plongée est d’abord une histoire de sensations. Et la plus belle des descentes s’effectue dans le bleu, sans aucun repère de récif à proximité, avec un fond si profond qu’on ne le peut distinguer. La plus belle des descentes s’effectue à la verticale tête première, et plus on gagne en profondeur plus la vitesse de descente s’accentue, et le jeu devient alors d’anticiper au tout dernier moment, presque trop tard, l’arrêt qu’on s’était fixé, et de le réussir quand même, à dix centimètres près ! Une descente dans le bleu sans fond visible, du bleu au-dessus, en-dessous et quel que soit l’endroit où porte le regard, une plongée qui commence par une absence totale de repères visuels, c’est une sensation dont vous pouvez avoir une idée si vous nagez longtemps en surface les yeux fermés. Longtemps, en essayant d’oublier les contours existants : au bout d’un moment on ne sait plus très bien si le corps se meut dans l’épaisseur de l’air ou dans une eau étonnamment confortable, on a oublié son mouvement et jusqu’à sa position. Est-il debout, en boule, à l’envers ou à l’endroit ? A-t-il seulement des contours définis ?
Si l’on accepte ce nouvel équilibre comme une idée séduisante alors plus rien d’autre n’existe. Le bruit de l’inspiration et de l’expiration amplifiés par le système du détendeur deviennent hypnotiques, et quand j’en prends conscience c’est pour encore mieux les habiter. Mon rythme respiratoire ralentit, et peu à peu chacune de mes expirations s’étire jusqu’à devenir parfois une note chantée qui va se perdre dans l’onde, peut-être se défaire dans la dentelle d’une gorgone ou caresser le flanc d’un poisson-ange immobile. J’aime devenir fluide le long du récif et grâce au seul jeu de la respiration en épouser les contours, puis m’en écarter et m’étendre sur le dos entre deux eaux pour regarder l’étrange clapotis tout là-haut et tellement ailleurs, tout là-haut qui n’existe plus, devenir un fluide dans le fluide, respirer, dans ce tube flexible et avec ces milliers de tonnes d’eau sur la tête, plus librement que dans la petite boîte de conserve qu’est la surface ; et lorsqu’à plus de 40 mètres je commence à frôler le bleu profond il devient difficile de ne pas descendre plus bas encore, vers le bleu nuit vertigineux.
De retour sur le bateau, je ne parle pas davantage qu’avant la descente, parce que le silence après la plongée, c’est encore un peu de tout « ça » retenu par des effilochures fragiles.
Quand Wap est née, j'avais déjà retiré un de mes textes de la vitrine.
Le revoici ici.
Il date, ouh la la ce qu'il date, il date de bien avant la ville, gagnerait à être légèrement modifié, mais bon à ce compte on n'en finirait jamais et surtout je préfère verser mon énergie dans le présent, le voici donc tel qu'il naquit un jour en réponse à quelques amis qui tous disaient "m'enfin, la plongée, ça te fait quoi ?"
Il était une fois... ma passion pour la plongée sous-marine.
Plongées
Ca bavarde et ça plaisante en préparant le matériel, il fait beau et l’eau sera aujourd’hui encore à 26° par vingt mètres de fond, la mer est calme, les vacances ensoleillées et les copains sympas. Une bouteille traîne, une ceinture oubliée, quelqu’un réclame ses palmes, on se remémore la soirée –un peu trop arrosée- à la rhumerie, on prend rendez-vous pour tout à l’heure.
« Tu viendras ? »
Oui bien sûr, j’y serai. Mais pour l’instant je ne parle pas davantage. Je n’en ai pas envie. Bavarde, mais jamais avant une plongée. Je donne un coup de main à qui en a besoin pour fixer correctement sa bouteille au gilet stabilisateur, je rassure tel débutant obnubilé par des choses entendues et qui lui font appréhender le fond sous-marin aujourd’hui, j’accepte de prendre en charge les deux nouveaux qu’il faut tester avant de les mettre dans une palanquée d’autonomes, mais je ne parle pas. Pas plus que le nécessaire.
Parfois on m’indique une bouteille un peu plus gonflée que les autres ; pour que je puisse « durer » davantage. Aujourd’hui je me suis servie au hasard. Le mano indique 230 bars, si je me débrouille bien je devrais pouvoir faire une bonne heure à 18 ou 20 mètres et ramener suffisamment d’air pour flâner ensuite à 5 mètres à l’aplomb du bateau pendant que les moniteurs s’occuperont des baptêmes ou bien les accompagner à l’écart et m’exercer à quelque nouvelle cabriole.
Je hisse et enfile le gilet et sa lourde bouteille d’acier de 12 litres, je prends mon sac et traverse la bande de sable pour monter sur le bateau avec tout le monde. Je marche seule, devant ou derrière les autres, pour n’avoir pas à parler.
Les bouteilles sont à présent arrimées aux bancs et les plongeurs continuent à bavarder. Certains se tiennent à l’écart et portent le regard au loin. Ce n’est pas l’horizon qu’ils fixent, c’est déjà le fond.
Nous sommes partis pour Pointe Bombarde. Mais le courant un peu trop fort change les plans de l’équipage et le bateau modifie son cap. Pas de tortues, donc. Dommage. J’irai glisser un autre jour dans l’onde avec mes sœurs les tortues, les tortues qui volent lentement, retenant ma respiration pour ne pas les effrayer de ce bruit, m’abstenant bien de les toucher, m’abstenant même de les indiquer aux palanquées croisées sur le retour. Le bateau boucle son virage et négocie les vagues. Je ne pars pas aux nouvelles mais je tends l’oreille. Les Augustins. Plongée tranquille, avec une belle variante. Si on la veut sportive on tente la traversée du banc de sable qui relie les deux écueils. A l’aller tout va bien. Un petit herbier avec souvent un couple de grondins volants qui ouvrent leurs ailes irisées d’indigo et décollent sans hâte, un poisson vingt-quatre heures qui réussit un tel mimétisme avec le fond qu’aucun mouvement au-dessus de lui –quelles qu’en soient la proximité, l’ampleur et la durée- ne le fera bouger d’un seul millimètre ! Sable il a décidé d’être, sable il restera ! A la fin, lassé et ridicule, le plongeur s’en va. Une balade à dix-huit/vingt mètres, profondeur confortable pour éviter le palier de décompression à la remontée, on longe l’écueil d’en face, on explore les anfractuosités des rochers pour ne pas rater la murène de belle taille, et puis on fait demi-tour en se promettant de mieux regarder les perroquets et les papillons aux belles couleurs. Et c’est là que ça se corse. Le gentil courant porteur de l’aller devient une force contraire redoutable à affronter au retour. Palmer oui, mais palmer pour ne pas reculer, déjà ! Et ensuite palmer pour essayer d’avancer. Sans s’essouffler, sinon on s’épuise et on remonte inexorablement à la surface, comme un ballon. Palmer en donnant le maximum sans en avoir l’air, quoi, en sifflotant le nez au vent. Galère ! Avancer sans consommer trop d’air, si on veut en avoir suffisamment pour arriver jusque sous le bateau. Bon, il est vrai que si l’on se retrouve un peu à court on peut toujours faire surface de manière anticipée, gonfler son gilet et continuer au crawl avec le tuba… et ma foi, ça sera la tournée de l’apéro à distribuer et l’engueulade du directeur de plongée à se ramasser… Et la fois suivante, on saura bien qu’en cas de « gentil courant porteur » aux Augustins, on ne traverse pas !!!
Non, ça ne m’est pas arrivé. Mais qu’est-ce que j’ai pu me réciter comme tables de multiplications la première fois, pour penser à autre chose, tandis que je palmais collée au tombant parce que c’est là que le courant a un peu (oh, si peu) moins de force, veillant à souffler beaucoup plus que je n’inspirais pour surtout éviter l’essoufflement du à la surcharge en gaz carbonique. Sept fois huit cinquante-six, huit fois huit soixante-quatre, neuf fois huit… et je ne levais pas la tête pour rester aussi hydrodynamique que possible, quatorze fois huit… j’avançais le nez sur les cailloux, la théorie je m’en fichais mais j’étais en train de me la reprendre en pleine figure sous forme de courant contraire et là je ne m’en fichais plus du tout, quatre fois neuf trente-six, cinq fois neuf… pauv’pomme, t’avais besoin de te coller là-dedans ! sept fois neuf soixante-trois, quand est-ce qu’on arrive ?
Ensuite, les Augustins sont devenus un défi. Et pour finir, je traversais avec deux ou trois coéquipiers parce qu’il n’y avait pas d’autres fêlés pour se lancer dans cette galère, et que nous y allions précisément pour ça : être seuls. Etre sous l’eau et ne voir personne. Juste ces tonnes d’eau au-dessus de la tête. Mais là, j’anticipe !
Re-changement de cap, la mer était trop mauvaise une fois sortis de la baie, on irait donc mouiller à Jardin de Corail, avec largage dans le bleu pour ceux qui connaissaient suffisamment le site. Raison supplémentaire –s’il en fallait une !- pour rester muette. Le silence avant la plongée, c’est déjà la plongée. Et plus celle-ci annonce de pertes de repères, plus elle nous renverra loin dans nos propres galaxies. Une fois la sécurité garantie par une dernière vérification scrupuleuse du matériel on peut faire place à cette quintessence : le plaisir. Et il débute par une vague appréhension, parce qu’il ne peut en aucun cas être anodin de s’aventurer dans un milieu aussi étranger, dans cet univers insoupçonnable vu du dessus où je perçois le simple fait d’être tolérée comme un cadeau somptueux qui oblige au respect et à la délicatesse ; il commence par cette légère crampe au creux de l’estomac qui est un mélange de trac et d’impatience, qui isole parce qu’elle est exclusive, précieuse, égoïste, impérieuse, et qui se nourrit de son isolement parce que l’implosion est plus forte encore que l’explosion. Je serai là pour donner de l’air, pour venir en aide à un coéquipier en difficulté, pour donner la main au débutant affolé et lui apporter la présence rassurante qui rendra sa plongée confortable, mais jamais, au grand jamais, je n’essaierai de communiquer ce secret. Le monde du silence nous englobe dans son pouvoir comme un facteur externe, et pourtant nous le contenons tout entier, et bien avant que d’y couler j’en savoure à chaque fois quelque chose que je suis incapable d’identifier et de décrire davantage. Certains coéquipiers parfois, reconnaissables à leur silence, font le même voyage. Et personne n’en parle jamais, sauf en quelques termes qui, évoquant tous la dépendance, inquiètent souvent le plongeur-promeneur-bavard.
On plonge pour voir les poissons psychédéliques, les coraux et les gorgones, les raies et les requins ? Parfois. On prend toujours plaisir à les voir évoluer, bien sûr, mais ce plaisir-là je le réserve surtout à mes virées en PMT , qui elles n’ont d’autre limite de durée que celle imposée par le froid finissant par gagner le corps au bout de deux heures même dans une eau à 28 degrés. Les bancs de carangues bleues, éclairs argentés qui filent faire le tour de la Terre, les balistes titans mâles et leur solide double-dent fonçant sur le plongeur qui oserait s’approcher du nid des juvéniles, la murène gueule ouverte en plein curage de mâchoire par de diaphanes crevettes nettoyeuses, le poulpe aux gros bras s’agrippant au rocher et devenant rocher à son tour ne serait sa grosse tête doucement balancée par le mouvement de l’eau près de la surface, le petit baliste Picasso qui fonce à une vitesse fulgurante sur le masque du plongeur et bifurque à deux centimètres à peine du choc, le « crunch-crunch » parfaitement audible d’un poisson-perrroquet turquoise et rose en train de grignoter le corail pour le régurgiter sous forme de plage pour orteils en éventail, les idoles maures et leur effilochure blanche se promenant toujours à deux ou à trois, les nasons et leur profil à éclater de rire ou à éveiller la tendresse, les demoiselles bleues qui chargent les plongeurs avec toute la hardiesse de leurs douze centimètres, une famille de poissons-clowns hôtes privilégiés de la vénéneuse anémone, un coquillage bénitier de calcaire terne et sa frange de micro-algues bleu-roi ou indigo, un cône géographe par moins de deux mètres de fond, danger bien plus grand que le requin pointes blanches qui croise au large du tombant, une tortue qui remonte faire de l’air, un énorme napoléon nageant en parallèle et quelques barracudas stationnés dans le bleu, l’œil torve et la gueule entr’ouverte sur les dents acérées. J’oublie la bourse-graffiti mouchetée d’un bleu porcelaine, les placides concombres de mer et les minuscules anthias par myriades, le gros gaterin éternellement abrité sous un surplomb, les petits poissons-coffre et le merveilleux diodon dont on a à coup sûr copié les yeux pour les donner à Ioda de la guerre des étoiles, tout comme on a utilisé le dessin de la ventouse des rémoras quand on a inventé le pneu. J’oublie tant de choses dont les yeux peuvent se régaler lors d’une simple promenade en snorkeling .
Une bascule arrière depuis le rebord du bateau, un grand Plouf, un peu d’air soufflé par les narines pour évacuer l’eau entrée dans le masque, une longue expiration dans l’embout et je commence à descendre. Et dès lors, plus rien n’existe. Se laisser couler est aisé, l’eau tiède glisse le long des membres et caresse les joues, un coup d’œil au profondimètre pour ne pas dépasser la profondeur qu’on s’était fixée, on stabilise en gonflant un tout petit peu le gilet, on régule sa respiration, on bascule en position horizontale et on commence la flânerie dans la soupe turquoise.
Une promenade sous-marine se regarde sur écran, se rêve sur des images, ou bien s’effectue ! Mais la raconter, c’est se résigner à l’échec. Avez-vous tout à l’heure « vu » mes barracudas et mes idoles maures ? Même si je leur avais donné des formes et des couleurs très descriptives mes lignes auraient été d’un ennui encore plus certain. D’ailleurs le photographe le sait bien qui est obligé de tricher avec la réalité pour tenter de rendre ce que l’objectif ne peut percevoir.
La plongée est d’abord une histoire de sensations. Et la plus belle des descentes s’effectue dans le bleu, sans aucun repère de récif à proximité, avec un fond si profond qu’on ne le peut distinguer. La plus belle des descentes s’effectue à la verticale tête première, et plus on gagne en profondeur plus la vitesse de descente s’accentue, et le jeu devient alors d’anticiper au tout dernier moment, presque trop tard, l’arrêt qu’on s’était fixé, et de le réussir quand même, à dix centimètres près ! Une descente dans le bleu sans fond visible, du bleu au-dessus, en-dessous et quel que soit l’endroit où porte le regard, une plongée qui commence par une absence totale de repères visuels, c’est une sensation dont vous pouvez avoir une idée si vous nagez longtemps en surface les yeux fermés. Longtemps, en essayant d’oublier les contours existants : au bout d’un moment on ne sait plus très bien si le corps se meut dans l’épaisseur de l’air ou dans une eau étonnamment confortable, on a oublié son mouvement et jusqu’à sa position. Est-il debout, en boule, à l’envers ou à l’endroit ? A-t-il seulement des contours définis ?
Si l’on accepte ce nouvel équilibre comme une idée séduisante alors plus rien d’autre n’existe. Le bruit de l’inspiration et de l’expiration amplifiés par le système du détendeur deviennent hypnotiques, et quand j’en prends conscience c’est pour encore mieux les habiter. Mon rythme respiratoire ralentit, et peu à peu chacune de mes expirations s’étire jusqu’à devenir parfois une note chantée qui va se perdre dans l’onde, peut-être se défaire dans la dentelle d’une gorgone ou caresser le flanc d’un poisson-ange immobile. J’aime devenir fluide le long du récif et grâce au seul jeu de la respiration en épouser les contours, puis m’en écarter et m’étendre sur le dos entre deux eaux pour regarder l’étrange clapotis tout là-haut et tellement ailleurs, tout là-haut qui n’existe plus, devenir un fluide dans le fluide, respirer, dans ce tube flexible et avec ces milliers de tonnes d’eau sur la tête, plus librement que dans la petite boîte de conserve qu’est la surface ; et lorsqu’à plus de 40 mètres je commence à frôler le bleu profond il devient difficile de ne pas descendre plus bas encore, vers le bleu nuit vertigineux.
De retour sur le bateau, je ne parle pas davantage qu’avant la descente, parce que le silence après la plongée, c’est encore un peu de tout « ça » retenu par des effilochures fragiles.