Le 2 janvier, Marthe téléphona à mon mari pour lui souhaiter la bonne année, elle ajouta aussitôt qu'elle se mariait avec Lucien le deuxième samedi du mois d'août, et, n'ayant personne en vue pour être son témoin, elle se demandait s'il pouvait l'être. Vlan ! Elle était ainsi, Marthe, elle passait du coq à l'âne sans reprendre son souffle. Pierre, mon mari, hésita. C'est embêtant d'être un témoin, de quoi que ce soit d'ailleurs, mais Pierre subodora les possibilités de charivari que décelait cette cérémonie matrimoniale annoncée, alors il accepta. Mon mari aime bien que tout part en branle, que cela devienne incontrôlable, sauf si cela concerne sa propre vie qu'il règle à la seconde près. En ce qui le concerne, il a horreur des surprises. En fait, c'est un anarchiste bobo ! Remarquez, ceci me convient très bien, moi aussi j'ai horreur du... comment dirais-je... n'importe quoi ! Quant à mon humble personne, Marthe eut le bon goût de ne rien me demander, c'est dire si elle me connaissait !
Marthe, c'est la cousine de mon mari (il ne l'a pas fait exprès !) Son unique cousine ! En tout cas, un sacré numéro ! Et son futur époux ne nous était pas inconnu. Au cours de plusieurs visites en province, elle nous avait aimablement accueilli chez elle où Lucien semblait s'être déjà installé tel un pacha à qui tout est dû, un chef de famille imbu de ses responsabilités qu'il n'assumait jamais, et en plus avec un comportement macho de sanatorium tant il nous a paru, d'emblée, complètement à la ramasse - si j'ose m'exprimer ainsi.
Lucien, je le reconnais, était beau gosse, oui, et, puisque les contraires s'attirent, Marthe bien sympathique. Ils s'étaient rencontrés dans la fanfare municipale. Lui, il jouait du clairon, elle, elle frottait ses cymbales avec vigueur comme si elle voulait allumer un feu sonore. Notez qu'il portait en permanence un sonotone défectueux, les flèches de Cupidon atteignirent donc les bonnes cibles. Lucien et Marthe, le couple de l'année ! Accompagner mon mari relevait du sacerdoce, impossible de le laisser seul avec ces gens qui ne pensaient qu'à boire et à fumer. Horrible ! Si je ne suis pas là, Pierre a vite la tentation de se défouler, alors je veille toujours, vous comprenez, même si c'est sa parenté - mon dieu ! - je me dois de ne pas faiblir. Mais, nonobstant les particularités familiales de mon cher époux, j'apprécie beaucoup cette petite ville de province où Lucien et Marthe sévissaient. Surtout la rue principale où l'on trouve de charmantes boutiques appropriées pour un shopping réconfortant, et là, les filles, je dégaine ma "gold" plus vite que mon ombre ! D'ailleurs, je ne regarde même pas les prix. Le "chipotage" de mes amies me déprime trop, et je ne vous dis pas au moment des soldes. Atroce ! Est-ce que j'ai une tête à faire les soldes? Je vous jure !
Revenons à Lulu (dorénavant, j'appellerais ce pauvre Lucien Lulu, je trouve que cela lui va mieux) La dernière fois, à peine arrivée, Bébert nous a sauté dessus, heureux, postillonnant aussi, et nous indiqua qu'il revenait de l'hôpital. Bon, nous, nous arrivions de Paris, Pierre était fatigué par la conduite de notre berline - une allemande, bien sûr -, moi les nerfs à vif dès que j'eus reniflé cette odeur de tabac qui imprégnait les murs de leur appartement, mais Lulu était si gentil, si enfantin, que nous nous demandions ce qu'il allait nous sortir encore. Marthe (c'est fou ce que ce prénom lui va bien) n'hésitait pas à se fiche de lui. Elle rigolait déjà de ce qui nous attendait.
- Oui, oui, montre leur ta radiographie de ta tête !
Pierre se tourna vers moi
- Mon dieu ! soupira-t-il
- Heureusement que ce n'est pas une I.R.M., lui murmurai-je, il y aurait rien à voir.
Il me donna une claque sur les fesses. Je poussai un cri de jeune fille outragée, ce qui eut le don de faire pouffer Marthe.
"Pouffe, pouffe ! ma chérie" pensai-je in petto.
Lulu revint avec un cliché de moyen format et nous le présenta pareil à une oeuvre d'art, en tendant bien le bras pour mieux l'admirer. (avec le recul, je me dis que c'était vraiment une oeuvre d'art que n'aurait pas renié Duchamp). Effectivement, cela représentait le crâne de Lulu, avec un détail supplémentaire qui nous laissa cois quelques secondes, puis qui nous fît exploser de rire, si bien que je...enfin, vous me comprenez.
- Nooon ! s'exclama mon mari, plié en deux.
Lulu nous acheva aussitôt.
- Si ! Si ! C'est moi !
Imaginez le crâne d'un squelette avec une monture de lunettes, et vous réaliserez alors ce que nous vîmes. L'effet était saisissant ! Les hospitaliers s'étaient bien fichu de Lucien. Jamais de ma vie je n'avais autant ri, j'en pouvais plus, Pierre suffoquait, n'arrivait plus à respirer, et Marthe, eh oui, riait aussi aux larmes, tandis que Lulu, toujours bras tendu, se contemplait avec tendresse.
Pour mon mari, séjourner une nuit ou deux chez sa cousine lui permettait de décompresser, de se défouler, lui qui, tous les jours, devait à cette époque gérer des comptes importants dans une banque d'affaires, et subir tous les desiderata de ses clients qui ne cessaient d'exiger une combine pour payer moins d'impôts. Quel stress ! Quelle angoisse à l'idée de faire perdre le moindre centime d'euro à tous ces rentiers qui auraient donné leurs votes au premier maréchal venu. Attaché aux valeurs républicaines, avant celles de la Bourse, mon mari s'efforcait de les satisfaire pour éviter que ces fortunés aillent ailleurs, sous des cieux fiscaux plus hospitaliers, soi-disant, alors que chez nous, je vous parle en connaissance de cause,ils sont plus que choyés. Lorsque je le récupérais le soir, il était dans des états...mon dieu ! Je le voyais souvent se précipiter aux toilettes pour vomir avant que de passer à table. Marie Louise, me suis-je dit un soir, cela ne peut durer. Je contactai alors le plus grand psychanalyste de Paris - j'évite de donner des précisions beaucoup plus sociales sur ma vie privée, mais sachez que décrocher un téléphone et accéder à un haut niveau, même politique, n'est pour moi qu'une formalité anecdotique. Mon mari ne rencontra ce psychanalyste qu'une fois, et sa guérison fut complète. Assumer sa condition sociale ne présentait pas de difficulté à partir du moment où le malade se voyait offrir, pour être heureux, de choisir entre le caviar ou le topinambour. Pierre démontra une nouvelle fois son intelligence et choisit le caviar. Ceci précisé, nous avions une fée à la maison : Margharita, notre cuisinière, notre bonne à tout faire, qui nous préparait des repas invraisemblabement délicieux qui renforcaient mon mari dans sa conviction qu'il suffisait d'un rien pour que le monde aille mieux, et, comme je la payais à sa juste mesure, c'est à dire juste le nécessaire (après tout c'est une sans-papiers), effectivement tout allait bien dans notre foyer - Margharita ne s'avisait jamais de créer un conflit social chez moi. Ni notre chauffeur, d'ailleurs, enfin surtout le mien, (Pierre utilisait celui alloué pour son usage personnel par la banque). J'aimais beaucoup Marcel, il conduisait bien, sa largeur d'épaules, sa mine patibulaire, et sa couleur de peau noire réduisaient à leurs plus simples expressions les éventuels constats à l'amiable.
Pour faire plaisir à mon mari, je m'efforcais de saisir le fonctionnement intellectuel des pauvres. Ainsi, Marthe et Lucien étaient racistes. Pourquoi? Parce que les immigrés profitaient de tous les avantages et qu'eux ils n'obtenaient rien. Combien de fois avais-je entendu Pierre dire à sa cousine : tu n'as qu'a te comporter comme eux, écrire, solliciter, te bouger nom de nom ! Leur réaction, leur seule action, voter pour le Front National ! Mon Dieu ! J'avais essayé en vain de leur faire comprendre qu'ils seraient les premiers à en pâtir si ces gens là arrivaient au pouvoir, mais, Lulu, qui se croyait plus intelligent que moi, me répondait en levant le pouce de sa main droite, et en arborant fièrement un pims du FN qui clignote : Jean Marie, il est comme ça ! J'abandonnai, sous le regard narquois de mon mari qui sait mon lourd secret.
Ma mère. Ma mère que j'aimais beaucoup, intelligente, belle, cultivée, riche, trop blonde, avait couché avec un officier allemand pendant l'occupation. Le pire, elle en était tombé amoureuse ! La scandaleuse ! Elle affichait un bonheur qui faisait mal aux bourgeoises du XVI ! Alors, en 1944, un résistant de la dernière heure lui tira une balle dans le cou, ce qui lui évita de se faire tondre par un résistant de la dernière seconde. Il parait qu'elle resta presque une demi-heure allongée sur le trottoir, dans l'indifférence générale, quand un soldat allemand, allez savoir pourquoi, se pencha sur elle, constata qu'elle était encore vivante, et la porta dans ses bras jusqu'à l'hôpital le plus proche. Et elle fut sauvée. Ma chère maman...
Quant à mon père, il avait eu la bonne idée de miser sur le Général, ce qui nous permit de conserver tous nos biens à la "libération", il délégua mon éducation à une anglaise rougeaude, et je ne le vis qu'entre deux portes ou deux avions, il ne me prit jamais dans ses bras, il m'ignora ...ouh la ! Je plombe l'atmosphère, j'arrête, je vais finir par pleurer sur moi-même, je m'égare, je m'égare, il faut que je vous raconte enfin ce mariage.
Marthe, c'est la cousine de mon mari (il ne l'a pas fait exprès !) Son unique cousine ! En tout cas, un sacré numéro ! Et son futur époux ne nous était pas inconnu. Au cours de plusieurs visites en province, elle nous avait aimablement accueilli chez elle où Lucien semblait s'être déjà installé tel un pacha à qui tout est dû, un chef de famille imbu de ses responsabilités qu'il n'assumait jamais, et en plus avec un comportement macho de sanatorium tant il nous a paru, d'emblée, complètement à la ramasse - si j'ose m'exprimer ainsi.
Lucien, je le reconnais, était beau gosse, oui, et, puisque les contraires s'attirent, Marthe bien sympathique. Ils s'étaient rencontrés dans la fanfare municipale. Lui, il jouait du clairon, elle, elle frottait ses cymbales avec vigueur comme si elle voulait allumer un feu sonore. Notez qu'il portait en permanence un sonotone défectueux, les flèches de Cupidon atteignirent donc les bonnes cibles. Lucien et Marthe, le couple de l'année ! Accompagner mon mari relevait du sacerdoce, impossible de le laisser seul avec ces gens qui ne pensaient qu'à boire et à fumer. Horrible ! Si je ne suis pas là, Pierre a vite la tentation de se défouler, alors je veille toujours, vous comprenez, même si c'est sa parenté - mon dieu ! - je me dois de ne pas faiblir. Mais, nonobstant les particularités familiales de mon cher époux, j'apprécie beaucoup cette petite ville de province où Lucien et Marthe sévissaient. Surtout la rue principale où l'on trouve de charmantes boutiques appropriées pour un shopping réconfortant, et là, les filles, je dégaine ma "gold" plus vite que mon ombre ! D'ailleurs, je ne regarde même pas les prix. Le "chipotage" de mes amies me déprime trop, et je ne vous dis pas au moment des soldes. Atroce ! Est-ce que j'ai une tête à faire les soldes? Je vous jure !
Revenons à Lulu (dorénavant, j'appellerais ce pauvre Lucien Lulu, je trouve que cela lui va mieux) La dernière fois, à peine arrivée, Bébert nous a sauté dessus, heureux, postillonnant aussi, et nous indiqua qu'il revenait de l'hôpital. Bon, nous, nous arrivions de Paris, Pierre était fatigué par la conduite de notre berline - une allemande, bien sûr -, moi les nerfs à vif dès que j'eus reniflé cette odeur de tabac qui imprégnait les murs de leur appartement, mais Lulu était si gentil, si enfantin, que nous nous demandions ce qu'il allait nous sortir encore. Marthe (c'est fou ce que ce prénom lui va bien) n'hésitait pas à se fiche de lui. Elle rigolait déjà de ce qui nous attendait.
- Oui, oui, montre leur ta radiographie de ta tête !
Pierre se tourna vers moi
- Mon dieu ! soupira-t-il
- Heureusement que ce n'est pas une I.R.M., lui murmurai-je, il y aurait rien à voir.
Il me donna une claque sur les fesses. Je poussai un cri de jeune fille outragée, ce qui eut le don de faire pouffer Marthe.
"Pouffe, pouffe ! ma chérie" pensai-je in petto.
Lulu revint avec un cliché de moyen format et nous le présenta pareil à une oeuvre d'art, en tendant bien le bras pour mieux l'admirer. (avec le recul, je me dis que c'était vraiment une oeuvre d'art que n'aurait pas renié Duchamp). Effectivement, cela représentait le crâne de Lulu, avec un détail supplémentaire qui nous laissa cois quelques secondes, puis qui nous fît exploser de rire, si bien que je...enfin, vous me comprenez.
- Nooon ! s'exclama mon mari, plié en deux.
Lulu nous acheva aussitôt.
- Si ! Si ! C'est moi !
Imaginez le crâne d'un squelette avec une monture de lunettes, et vous réaliserez alors ce que nous vîmes. L'effet était saisissant ! Les hospitaliers s'étaient bien fichu de Lucien. Jamais de ma vie je n'avais autant ri, j'en pouvais plus, Pierre suffoquait, n'arrivait plus à respirer, et Marthe, eh oui, riait aussi aux larmes, tandis que Lulu, toujours bras tendu, se contemplait avec tendresse.
Pour mon mari, séjourner une nuit ou deux chez sa cousine lui permettait de décompresser, de se défouler, lui qui, tous les jours, devait à cette époque gérer des comptes importants dans une banque d'affaires, et subir tous les desiderata de ses clients qui ne cessaient d'exiger une combine pour payer moins d'impôts. Quel stress ! Quelle angoisse à l'idée de faire perdre le moindre centime d'euro à tous ces rentiers qui auraient donné leurs votes au premier maréchal venu. Attaché aux valeurs républicaines, avant celles de la Bourse, mon mari s'efforcait de les satisfaire pour éviter que ces fortunés aillent ailleurs, sous des cieux fiscaux plus hospitaliers, soi-disant, alors que chez nous, je vous parle en connaissance de cause,ils sont plus que choyés. Lorsque je le récupérais le soir, il était dans des états...mon dieu ! Je le voyais souvent se précipiter aux toilettes pour vomir avant que de passer à table. Marie Louise, me suis-je dit un soir, cela ne peut durer. Je contactai alors le plus grand psychanalyste de Paris - j'évite de donner des précisions beaucoup plus sociales sur ma vie privée, mais sachez que décrocher un téléphone et accéder à un haut niveau, même politique, n'est pour moi qu'une formalité anecdotique. Mon mari ne rencontra ce psychanalyste qu'une fois, et sa guérison fut complète. Assumer sa condition sociale ne présentait pas de difficulté à partir du moment où le malade se voyait offrir, pour être heureux, de choisir entre le caviar ou le topinambour. Pierre démontra une nouvelle fois son intelligence et choisit le caviar. Ceci précisé, nous avions une fée à la maison : Margharita, notre cuisinière, notre bonne à tout faire, qui nous préparait des repas invraisemblabement délicieux qui renforcaient mon mari dans sa conviction qu'il suffisait d'un rien pour que le monde aille mieux, et, comme je la payais à sa juste mesure, c'est à dire juste le nécessaire (après tout c'est une sans-papiers), effectivement tout allait bien dans notre foyer - Margharita ne s'avisait jamais de créer un conflit social chez moi. Ni notre chauffeur, d'ailleurs, enfin surtout le mien, (Pierre utilisait celui alloué pour son usage personnel par la banque). J'aimais beaucoup Marcel, il conduisait bien, sa largeur d'épaules, sa mine patibulaire, et sa couleur de peau noire réduisaient à leurs plus simples expressions les éventuels constats à l'amiable.
Pour faire plaisir à mon mari, je m'efforcais de saisir le fonctionnement intellectuel des pauvres. Ainsi, Marthe et Lucien étaient racistes. Pourquoi? Parce que les immigrés profitaient de tous les avantages et qu'eux ils n'obtenaient rien. Combien de fois avais-je entendu Pierre dire à sa cousine : tu n'as qu'a te comporter comme eux, écrire, solliciter, te bouger nom de nom ! Leur réaction, leur seule action, voter pour le Front National ! Mon Dieu ! J'avais essayé en vain de leur faire comprendre qu'ils seraient les premiers à en pâtir si ces gens là arrivaient au pouvoir, mais, Lulu, qui se croyait plus intelligent que moi, me répondait en levant le pouce de sa main droite, et en arborant fièrement un pims du FN qui clignote : Jean Marie, il est comme ça ! J'abandonnai, sous le regard narquois de mon mari qui sait mon lourd secret.
Ma mère. Ma mère que j'aimais beaucoup, intelligente, belle, cultivée, riche, trop blonde, avait couché avec un officier allemand pendant l'occupation. Le pire, elle en était tombé amoureuse ! La scandaleuse ! Elle affichait un bonheur qui faisait mal aux bourgeoises du XVI ! Alors, en 1944, un résistant de la dernière heure lui tira une balle dans le cou, ce qui lui évita de se faire tondre par un résistant de la dernière seconde. Il parait qu'elle resta presque une demi-heure allongée sur le trottoir, dans l'indifférence générale, quand un soldat allemand, allez savoir pourquoi, se pencha sur elle, constata qu'elle était encore vivante, et la porta dans ses bras jusqu'à l'hôpital le plus proche. Et elle fut sauvée. Ma chère maman...
Quant à mon père, il avait eu la bonne idée de miser sur le Général, ce qui nous permit de conserver tous nos biens à la "libération", il délégua mon éducation à une anglaise rougeaude, et je ne le vis qu'entre deux portes ou deux avions, il ne me prit jamais dans ses bras, il m'ignora ...ouh la ! Je plombe l'atmosphère, j'arrête, je vais finir par pleurer sur moi-même, je m'égare, je m'égare, il faut que je vous raconte enfin ce mariage.
Dernière édition par geob le Sam 18 Sep - 10:25, édité 1 fois