Nuit d'insomnie... j'ai envie de raconter une histoire... je souhaiterais aborder un sujet léger... mais rien à faire, c'est l'histoire de cette jeune fille qui me vient en tête. Je ne l'ai pourtant jamais rencontrée, je me suis contentée de partir des quelques éléments connus et de broder par dessus. Tout est inventé mais la trame reste une histoire vraie.
Pourquoi elle ? Je l'ignore... ou plutôt je ne le sais que trop bien... mais je n'ai pas envie de raconter cela... c'est son histoire dont j'ai eu envie de parler alors inutile de tout polluer avec mes histoires personnelles. Je voulais parler d'elle parce que son histoire m'a emportée... et qu'il est bon parfois de raconter ces choses qui nous échappent complètement.
Le résultat n'est pas à la hauteur de mes espérances. J'aurais souhaité quelque chose de plus prenant... mais peu importe... c'est ce qui est sorti de ma petite tête et je me dis qu'à force d'essayer, un jour peut-être, j'arriverai à donner autant d'intensité que je le souhaiterais à mes histoires. Alors voilà, je dédie ce petit morceau d'écriture sans prétention à tous ces gens qui subissent chaque jour la barbarie humaine, qui ont cru pouvoir se construire une vie mais qui ont oublié que parfois d'autres décident pour nous... je leur dédie ce moment d'insomnie en songeant à ces heures que j'accepte de perdre parce que je sais qu'il y en aura tant d'autres, eux qui comptent les heures avant l'inévitable... alors à eux tous quie voulurent être des hommes mais qui ne furent que des marionnettes...ils méritent bien un instant d'attention de notre part...
Kamikaze
« Ton mari est mort pour notre cause, tu dois suivre sa voie »
La voix était drue et coupante. Les rayons du soleil faisaient danser les ombres et étiraient les visages. Le monde alentour avait suspendu ses bruits dans l’air immobile de cette fin d’après-midi. L’enfant s’agitait dans les bras robustes du soldat. Les hommes ne disaient rien. Ils attendaient.
Un side-car tonitrua et l’enfant grogna. Le soldat repoussa ses assauts d’une main distraite. Le chef se leva, rajusta sa casquette, rétablit l’équilibre du fusil mitrailleur qu’il portait sur l’épaule et regarda autour de lui d’un air ennuyé. Des jouets d’enfants, des tissus bariolés, des conserves de fruits, des pots de miel, du provisoire, de l’inutile et du futile. Il tendit l’oreille aux bruits du dehors. Une vieille femme appelant ses poules, un homme grognant sous l’effort, des enfants qui jouaient au foot, mièvrerie ridicule et bonheurs dérisoires en ces temps de luttes. La vie était ailleurs, loin de ce monde de poupées et de frivolités. Il se planta devant elle et fixa ses yeux dans les siens. Ils étaient vides. Elle n’avait même pas peur. Elle se contentait de rester là et cela l’agaça.
« Ton peuple a besoin de toi, agis en conséquence ! »
Elle ne cilla pas. Recroquevillée sur son petit tabouret de bois, elle personnifiait le désespoir, il voulut la frapper mais se retint. D’un geste de la main, il pressa ses hommes de sortir. Ils obéirent en silence. Il quitta la pièce le dernier, il ne voulait pas qu’elle croit qu’il fuyait, qu’il avait honte. Il n’avait jamais honte.
La porte claqua dans un bruit mat et Zaïra ne bougea pas. Elle entendit les appels au départ, les vrombissements des moteurs et les crissements des pneus dans la poussière. Elle sentit qu’il fallait qu’elle se lève, qu’elle hurle, qu’elle appelle à l’aide, mais son corps la laissa impotente. Elle avait mal, d’une douleur sourde qui enflait en elle à briser son cœur en mille morceaux épars. Elle ne pouvait que rester là à cligner des yeux en saccades désespérées, la bouche légèrement entrouverte, émettant des sifflements accablés. Elle avait perdu le fil de ses pensées depuis qu’elle les avait vus tenant son fils dans leurs bras guerriers, tenant sa vie entre leurs mains puissantes. Une pensée unique enserrait désormais son esprit et broyait sa raison, l’enfant était parti, elle l’avait perdu.
Une poule gloussa et Zaïra sursauta dans une inspiration douloureuse. Elle crut d’abord qu’elle s’était assoupie et tendit l’oreille au babillage ordinaire de son fils. Le hurlement du silence la terrassa. Elle ignorait depuis combien de temps elle était assise à ne rien faire d’autre que fixer le néant. Quelques rayons dorés s’insinuaient entre les murs, le soleil achevait son déclin. Sa poitrine s’agita d’un hoquet incontrôlé. Elle voulut hurler mais seul un borborygme indéfini parvint à franchir ses lèvres serrées. Demain, ils avaient dit demain. Combien d’heures lui restait-il encore avant de ne plus pouvoir reculer ? Elle se leva soudain, et jaillit hors de cette maison qui l’avait vue si heureuse.
Une odeur de terre humide remontait en une fragrance délicate qui enivrait les cœurs. Zaïra sentit son estomac se tordre. Elle crut qu’elle allait vomir. Son visage se contracta, son souffle se fit court. Demain, ils avaient dit demain. Que pouvait-elle faire à présent ? Elle se mit à marcher, sans autre but que celui d’avancer. Si elle restait en mouvement, peut-être le temps lui ferait-il la grâce d’interrompre son cours ? Zaïra remonta la rue, hébétée. Les bruits s’étaient faits plus ténus, les voix chuchotaient, les ombres glissaient enveloppées du linceul brûlant du soleil couchant. Zaïra parcourut le village, bâtée de tout son chargement de peur, de colère et de désespoir. Elle sentait autour d’elle les fils ténus qui la raccrochaient à la vie et cherchait en vain à les retenir. Mais les hommes n’étaient déjà plus que des ombres fuyantes, gravures fantomatiques sur fond de ciel, de lumière et de rires. Elle vit au loin l’astre rouge du soleil se briser sur les cimes saillantes des montagnes du Caucase et les ténèbres envahir le monde. Les ombres de la nuit glissaient entre ses doigts entrainant dans leur sillage les souvenirs de cette vie heureuse qu’elle avait tant chérie. Demain, ils avaient dit demain. Avait-elle seulement le choix ? Avait-elle seulement le droit de renoncer, s’endormir et se laisser entraîner par la nuit ? Zaïra prit une profonde inspiration rauque. Il y avait une odeur de bruyère dans l’air et elle sentit le goût métallique du sang envahir sa bouche. Le vent souleva des volutes de poussière et lui piqua les yeux. Elle crut entendre le rire de son fils, elle sut qu’il pleurait. La nuit était tombée. Demain arrivait à brides abattues et ne tarderait pas à la foudroyer. Zaïra sursauta malgré elle. Comment avait-elle pu croire que le monde lui rendrait justice ? Elle était condamnée. Sa vie pour la sienne. La vie d’une mère pour celle de son enfant.
…
L’homme lui tendit la ceinture. Zaïra la prit. Il lui expliqua des choses qu’elle n’entendit pas. Elle ne voyait que le corps minuscule de l’enfant qu’on agitait devant elle pour lui rappeler l’enjeu. Le soldat qui le tenait ne savait pas y faire. Le malaise se lisait sur son visage. L’enfant se mit à pleurer. Zaïra voulut le prendre, on la repoussa. Le soldat essaya de le bercer, ses gestes étaient brusques, son regard paniqué. Il jeta un œil autour de lui mais ne dit rien, réfrénant les doutes qui l’assaillaient. Il avait tant appris à obéir qu’il ne connaissait plus le sens du questionnement. Il acceptait l’ordre qui lui avait été fait d’enlever un enfant à sa mère comme le quotidien ordinaire d’un homme de combats.
« Zaïra »
La voix était presque douce mais lorsque son nom jaillit, il parut si étrange à la jeune fille, qu’elle ne le reconnut pas.
« Zaïra »
L’enfant pleurait pour de bon, il devait avoir faim. Elle n’avait cessé de l’allaiter que depuis quelques semaines. L’accouchement avait été difficile, l’enfant était né faible et maladif. Elle lui avait donné le nom de Rostam, celui de son premier né, mort quelques jours après sa naissance. Un nom ne devait jamais se perdre.
« Zaïra »
Son mari était mort avant la naissance. Elle était restée seule et n’avait survécu que pour lui. Ce petit morceau d’être humain qui ne dépendait que d’elle pour se développer.
« Zaïra »
Les doigts claquèrent devant ses yeux et Zaïra secoua la tête, surprise.
« Si tu fais ce qu’on te demande, tu serviras ton peuple »
Zaïra frissonna. Le mensonge était édicté en règle, la vilénie devenait loi. Elle servirait son peuple mais elle ne servait que son fils. Il devait vivre pour relever le défi impossible de l’humanité. Sa vie contre la sienne. La vie d’une mère pour celle de son enfant.
…
Le métro de Moscou, à l’heure de pointe. Les gens courent, pressés par on ne sait quelle obligation. Zaïra s’assied un moment sur un banc. Le marbre est froid et la fait frissonner. Des enfants jaillissent parfois autour d’elle pour disparaître l’instant d’après. Un vieil original ivre mort hurle des poèmes à la gloire de Lénine. Un homme d’affaire s’agace au téléphone. Des étudiants plaisantent. Une femme court et se précipite dans la rame, juste à temps. Le flux ininterrompu des gens enfle et se meut sur le quai, étrange paysage en dérive qui la fait chavirer. Zaïra sent les explosifs sous son manteau. Personne ne lui avait dit qu’ils seraient lourds à porter. Elle tient dans sa main la petite télécommande pour les actionner et elle lui brûle les doigts.
Elle sait qu’elle ne peut plus attendre. Si ce n’est ce métro, ce devra être le suivant. Il faut qu’elle se décide mais son esprit embrumé refuse de réfléchir. Elle jette des regards perdus autour d’elle. Elle n’aimerait voir que des ombres, mais elle perçoit des âmes. Il y a des rires, parfois des cris, des soupirs souvent. Elle aimerait se décider mais chaque regard est comme un acier tranchant qui lui transperce le cœur. Que sont pourtant tous ces inconnus au regard de son fils ? Que valent ces vies face à celle d’un enfant ? Quelle mère pourrait douter ?
Le flic marche d’un pas décidé sur le quai. Il est si jeune. Son visage est encore marqué des rondeurs de l’enfance. Quel âge avait donc son mari lorsqu’il est tombé au soit disant champ d’honneur des soldats ? A peine plus. Un nouveau métro dégorge ses passagers. Il fait chaud. Zaïra se lève malgré elle. Elle n’a jamais eu peur de mourir. Et ceux qui tomberont à ses côtés n’auront pas le temps de sentir la vie leur échapper. Mais peut-elle faire peser sur son fils le poids d’une vie aux dépens de celle des autres ? Le flic joue nonchalamment avec sa matraque. Son téléphone portable sonne, il décroche, échange quelques mots. Zaïra s’approche. La télécommande lui paraît si lourde soudain. Peut-on sacrifier un inconnu à un être aimé ? Un vieil homme lui sourit, Zaïra sent la tête lui tourner. Que vaut une vie édifiée sur les ruines fumantes de la haine ? Zaïra ferme les yeux. Quel homme, un enfant né de la mort, pourrait-il bien devenir ? Le flic a raccroché, Zaïra s’approche et ouvre son manteau.
Des cris, des hurlements même, une bousculade, Zaïra ne sent plus que l’acier glacé du pistolet qui s’enfonce dans sa chair. Elle sent qu’on lui arrache ses vêtements, qu’on l’emmène, qu’on la maintient. On la traîne de bureaux en bureaux, de cellules en cellules, d’interrogatoires en interrogatoires. Zaïra se laisse faire, muette de stupeur devant le choix qu’elle a osé faire. Les événements s’enchainent et se déploient et tout lui paraît absurde. Elle se sent soudain étrangère dans sa propre vie. Elle égrène des noms qui n’ont pourtant aucun sens. L’officier les note scrupuleusement. Elle ne sait plus depuis quand elle n’a pas mangé, ni bu. Elle ne sait même pas quelle heure il peut être. Elle sent parfois une odeur de terre humide qui remonte du sol et ferme les yeux pour s’y laisser choir. Mais de nouveau les néons vifs de la réalité l’a ramènent à sa condition. Alors, elle recommence à obéir en silence, la tête basse et les épaules voutées. Elle supporte les insultes, les ordres et les cris. Elle accepte d’être un ennemie à leurs yeux, elle qui se voulait juste humaine. Elle souhaiterait pouvoir pleurer mais n’y parvient pas. Son esprit est tout entier tendu vers cet enfant qu’elle a sacrifié, unique victime d’un attentat silencieux. C’était sa vie contre la sienne. Ce sera la vie d’inconnus contre celle de son enfant.
…
La sentence est tombée. Vingt ans. Ce sera vingt ans. Le juge la fixe. Zaïra ne réagit pas. L’officier s’approche et plante son regard dans ses yeux. Ils sont vides. Elle n’a même pas peur. Elle se contente de rester là et cela l’agace.
« Sale terroriste »
Elle ne cille pas. Recroquevillée sur son banc de bois, elle personnifie le désespoir, il veut la frapper mais se retient. D’un geste de la main, il presse ses hommes de l’emmener. Ils obéissent en silence. Il sort le dernier, il ne veut pas qu’elle croie qu’il fuit, qu’il a honte. Il n’a jamais honte.
Les grilles claquent dans un bruit de ferraille et Zaïra ne réagit pas. Elle entend les cris des gardes-chiourmes, les bruits des chaînes, les crissements rouillés des clés dans les serrures. Elle sent qu’il faut qu’elle se lève, qu’elle hurle à l’injustice, qu’elle appelle à l’aide, mais son corps la laisse impotente. Elle a mal d’une douleur sourde qui enfle à briser son cœur en mille morceaux épars. Elle ne peut que rester là à cligner des yeux en saccades désespérées, la bouche légèrement entrouverte, émettant des sifflements accablés. Elle a perdu le fil de ses pensées depuis qu’elle s’est offert à eux, laissant le sort de son fils à leurs bras guerriers, sa vie entre leurs mains puissantes. Une pensée unique enserre désormais son esprit, l’enfant est parti, elle l’a perdu.
Pourquoi elle ? Je l'ignore... ou plutôt je ne le sais que trop bien... mais je n'ai pas envie de raconter cela... c'est son histoire dont j'ai eu envie de parler alors inutile de tout polluer avec mes histoires personnelles. Je voulais parler d'elle parce que son histoire m'a emportée... et qu'il est bon parfois de raconter ces choses qui nous échappent complètement.
Le résultat n'est pas à la hauteur de mes espérances. J'aurais souhaité quelque chose de plus prenant... mais peu importe... c'est ce qui est sorti de ma petite tête et je me dis qu'à force d'essayer, un jour peut-être, j'arriverai à donner autant d'intensité que je le souhaiterais à mes histoires. Alors voilà, je dédie ce petit morceau d'écriture sans prétention à tous ces gens qui subissent chaque jour la barbarie humaine, qui ont cru pouvoir se construire une vie mais qui ont oublié que parfois d'autres décident pour nous... je leur dédie ce moment d'insomnie en songeant à ces heures que j'accepte de perdre parce que je sais qu'il y en aura tant d'autres, eux qui comptent les heures avant l'inévitable... alors à eux tous quie voulurent être des hommes mais qui ne furent que des marionnettes...ils méritent bien un instant d'attention de notre part...
Kamikaze
« Ton mari est mort pour notre cause, tu dois suivre sa voie »
La voix était drue et coupante. Les rayons du soleil faisaient danser les ombres et étiraient les visages. Le monde alentour avait suspendu ses bruits dans l’air immobile de cette fin d’après-midi. L’enfant s’agitait dans les bras robustes du soldat. Les hommes ne disaient rien. Ils attendaient.
Un side-car tonitrua et l’enfant grogna. Le soldat repoussa ses assauts d’une main distraite. Le chef se leva, rajusta sa casquette, rétablit l’équilibre du fusil mitrailleur qu’il portait sur l’épaule et regarda autour de lui d’un air ennuyé. Des jouets d’enfants, des tissus bariolés, des conserves de fruits, des pots de miel, du provisoire, de l’inutile et du futile. Il tendit l’oreille aux bruits du dehors. Une vieille femme appelant ses poules, un homme grognant sous l’effort, des enfants qui jouaient au foot, mièvrerie ridicule et bonheurs dérisoires en ces temps de luttes. La vie était ailleurs, loin de ce monde de poupées et de frivolités. Il se planta devant elle et fixa ses yeux dans les siens. Ils étaient vides. Elle n’avait même pas peur. Elle se contentait de rester là et cela l’agaça.
« Ton peuple a besoin de toi, agis en conséquence ! »
Elle ne cilla pas. Recroquevillée sur son petit tabouret de bois, elle personnifiait le désespoir, il voulut la frapper mais se retint. D’un geste de la main, il pressa ses hommes de sortir. Ils obéirent en silence. Il quitta la pièce le dernier, il ne voulait pas qu’elle croit qu’il fuyait, qu’il avait honte. Il n’avait jamais honte.
La porte claqua dans un bruit mat et Zaïra ne bougea pas. Elle entendit les appels au départ, les vrombissements des moteurs et les crissements des pneus dans la poussière. Elle sentit qu’il fallait qu’elle se lève, qu’elle hurle, qu’elle appelle à l’aide, mais son corps la laissa impotente. Elle avait mal, d’une douleur sourde qui enflait en elle à briser son cœur en mille morceaux épars. Elle ne pouvait que rester là à cligner des yeux en saccades désespérées, la bouche légèrement entrouverte, émettant des sifflements accablés. Elle avait perdu le fil de ses pensées depuis qu’elle les avait vus tenant son fils dans leurs bras guerriers, tenant sa vie entre leurs mains puissantes. Une pensée unique enserrait désormais son esprit et broyait sa raison, l’enfant était parti, elle l’avait perdu.
Une poule gloussa et Zaïra sursauta dans une inspiration douloureuse. Elle crut d’abord qu’elle s’était assoupie et tendit l’oreille au babillage ordinaire de son fils. Le hurlement du silence la terrassa. Elle ignorait depuis combien de temps elle était assise à ne rien faire d’autre que fixer le néant. Quelques rayons dorés s’insinuaient entre les murs, le soleil achevait son déclin. Sa poitrine s’agita d’un hoquet incontrôlé. Elle voulut hurler mais seul un borborygme indéfini parvint à franchir ses lèvres serrées. Demain, ils avaient dit demain. Combien d’heures lui restait-il encore avant de ne plus pouvoir reculer ? Elle se leva soudain, et jaillit hors de cette maison qui l’avait vue si heureuse.
Une odeur de terre humide remontait en une fragrance délicate qui enivrait les cœurs. Zaïra sentit son estomac se tordre. Elle crut qu’elle allait vomir. Son visage se contracta, son souffle se fit court. Demain, ils avaient dit demain. Que pouvait-elle faire à présent ? Elle se mit à marcher, sans autre but que celui d’avancer. Si elle restait en mouvement, peut-être le temps lui ferait-il la grâce d’interrompre son cours ? Zaïra remonta la rue, hébétée. Les bruits s’étaient faits plus ténus, les voix chuchotaient, les ombres glissaient enveloppées du linceul brûlant du soleil couchant. Zaïra parcourut le village, bâtée de tout son chargement de peur, de colère et de désespoir. Elle sentait autour d’elle les fils ténus qui la raccrochaient à la vie et cherchait en vain à les retenir. Mais les hommes n’étaient déjà plus que des ombres fuyantes, gravures fantomatiques sur fond de ciel, de lumière et de rires. Elle vit au loin l’astre rouge du soleil se briser sur les cimes saillantes des montagnes du Caucase et les ténèbres envahir le monde. Les ombres de la nuit glissaient entre ses doigts entrainant dans leur sillage les souvenirs de cette vie heureuse qu’elle avait tant chérie. Demain, ils avaient dit demain. Avait-elle seulement le choix ? Avait-elle seulement le droit de renoncer, s’endormir et se laisser entraîner par la nuit ? Zaïra prit une profonde inspiration rauque. Il y avait une odeur de bruyère dans l’air et elle sentit le goût métallique du sang envahir sa bouche. Le vent souleva des volutes de poussière et lui piqua les yeux. Elle crut entendre le rire de son fils, elle sut qu’il pleurait. La nuit était tombée. Demain arrivait à brides abattues et ne tarderait pas à la foudroyer. Zaïra sursauta malgré elle. Comment avait-elle pu croire que le monde lui rendrait justice ? Elle était condamnée. Sa vie pour la sienne. La vie d’une mère pour celle de son enfant.
…
L’homme lui tendit la ceinture. Zaïra la prit. Il lui expliqua des choses qu’elle n’entendit pas. Elle ne voyait que le corps minuscule de l’enfant qu’on agitait devant elle pour lui rappeler l’enjeu. Le soldat qui le tenait ne savait pas y faire. Le malaise se lisait sur son visage. L’enfant se mit à pleurer. Zaïra voulut le prendre, on la repoussa. Le soldat essaya de le bercer, ses gestes étaient brusques, son regard paniqué. Il jeta un œil autour de lui mais ne dit rien, réfrénant les doutes qui l’assaillaient. Il avait tant appris à obéir qu’il ne connaissait plus le sens du questionnement. Il acceptait l’ordre qui lui avait été fait d’enlever un enfant à sa mère comme le quotidien ordinaire d’un homme de combats.
« Zaïra »
La voix était presque douce mais lorsque son nom jaillit, il parut si étrange à la jeune fille, qu’elle ne le reconnut pas.
« Zaïra »
L’enfant pleurait pour de bon, il devait avoir faim. Elle n’avait cessé de l’allaiter que depuis quelques semaines. L’accouchement avait été difficile, l’enfant était né faible et maladif. Elle lui avait donné le nom de Rostam, celui de son premier né, mort quelques jours après sa naissance. Un nom ne devait jamais se perdre.
« Zaïra »
Son mari était mort avant la naissance. Elle était restée seule et n’avait survécu que pour lui. Ce petit morceau d’être humain qui ne dépendait que d’elle pour se développer.
« Zaïra »
Les doigts claquèrent devant ses yeux et Zaïra secoua la tête, surprise.
« Si tu fais ce qu’on te demande, tu serviras ton peuple »
Zaïra frissonna. Le mensonge était édicté en règle, la vilénie devenait loi. Elle servirait son peuple mais elle ne servait que son fils. Il devait vivre pour relever le défi impossible de l’humanité. Sa vie contre la sienne. La vie d’une mère pour celle de son enfant.
…
Le métro de Moscou, à l’heure de pointe. Les gens courent, pressés par on ne sait quelle obligation. Zaïra s’assied un moment sur un banc. Le marbre est froid et la fait frissonner. Des enfants jaillissent parfois autour d’elle pour disparaître l’instant d’après. Un vieil original ivre mort hurle des poèmes à la gloire de Lénine. Un homme d’affaire s’agace au téléphone. Des étudiants plaisantent. Une femme court et se précipite dans la rame, juste à temps. Le flux ininterrompu des gens enfle et se meut sur le quai, étrange paysage en dérive qui la fait chavirer. Zaïra sent les explosifs sous son manteau. Personne ne lui avait dit qu’ils seraient lourds à porter. Elle tient dans sa main la petite télécommande pour les actionner et elle lui brûle les doigts.
Elle sait qu’elle ne peut plus attendre. Si ce n’est ce métro, ce devra être le suivant. Il faut qu’elle se décide mais son esprit embrumé refuse de réfléchir. Elle jette des regards perdus autour d’elle. Elle n’aimerait voir que des ombres, mais elle perçoit des âmes. Il y a des rires, parfois des cris, des soupirs souvent. Elle aimerait se décider mais chaque regard est comme un acier tranchant qui lui transperce le cœur. Que sont pourtant tous ces inconnus au regard de son fils ? Que valent ces vies face à celle d’un enfant ? Quelle mère pourrait douter ?
Le flic marche d’un pas décidé sur le quai. Il est si jeune. Son visage est encore marqué des rondeurs de l’enfance. Quel âge avait donc son mari lorsqu’il est tombé au soit disant champ d’honneur des soldats ? A peine plus. Un nouveau métro dégorge ses passagers. Il fait chaud. Zaïra se lève malgré elle. Elle n’a jamais eu peur de mourir. Et ceux qui tomberont à ses côtés n’auront pas le temps de sentir la vie leur échapper. Mais peut-elle faire peser sur son fils le poids d’une vie aux dépens de celle des autres ? Le flic joue nonchalamment avec sa matraque. Son téléphone portable sonne, il décroche, échange quelques mots. Zaïra s’approche. La télécommande lui paraît si lourde soudain. Peut-on sacrifier un inconnu à un être aimé ? Un vieil homme lui sourit, Zaïra sent la tête lui tourner. Que vaut une vie édifiée sur les ruines fumantes de la haine ? Zaïra ferme les yeux. Quel homme, un enfant né de la mort, pourrait-il bien devenir ? Le flic a raccroché, Zaïra s’approche et ouvre son manteau.
Des cris, des hurlements même, une bousculade, Zaïra ne sent plus que l’acier glacé du pistolet qui s’enfonce dans sa chair. Elle sent qu’on lui arrache ses vêtements, qu’on l’emmène, qu’on la maintient. On la traîne de bureaux en bureaux, de cellules en cellules, d’interrogatoires en interrogatoires. Zaïra se laisse faire, muette de stupeur devant le choix qu’elle a osé faire. Les événements s’enchainent et se déploient et tout lui paraît absurde. Elle se sent soudain étrangère dans sa propre vie. Elle égrène des noms qui n’ont pourtant aucun sens. L’officier les note scrupuleusement. Elle ne sait plus depuis quand elle n’a pas mangé, ni bu. Elle ne sait même pas quelle heure il peut être. Elle sent parfois une odeur de terre humide qui remonte du sol et ferme les yeux pour s’y laisser choir. Mais de nouveau les néons vifs de la réalité l’a ramènent à sa condition. Alors, elle recommence à obéir en silence, la tête basse et les épaules voutées. Elle supporte les insultes, les ordres et les cris. Elle accepte d’être un ennemie à leurs yeux, elle qui se voulait juste humaine. Elle souhaiterait pouvoir pleurer mais n’y parvient pas. Son esprit est tout entier tendu vers cet enfant qu’elle a sacrifié, unique victime d’un attentat silencieux. C’était sa vie contre la sienne. Ce sera la vie d’inconnus contre celle de son enfant.
…
La sentence est tombée. Vingt ans. Ce sera vingt ans. Le juge la fixe. Zaïra ne réagit pas. L’officier s’approche et plante son regard dans ses yeux. Ils sont vides. Elle n’a même pas peur. Elle se contente de rester là et cela l’agace.
« Sale terroriste »
Elle ne cille pas. Recroquevillée sur son banc de bois, elle personnifie le désespoir, il veut la frapper mais se retient. D’un geste de la main, il presse ses hommes de l’emmener. Ils obéissent en silence. Il sort le dernier, il ne veut pas qu’elle croie qu’il fuit, qu’il a honte. Il n’a jamais honte.
Les grilles claquent dans un bruit de ferraille et Zaïra ne réagit pas. Elle entend les cris des gardes-chiourmes, les bruits des chaînes, les crissements rouillés des clés dans les serrures. Elle sent qu’il faut qu’elle se lève, qu’elle hurle à l’injustice, qu’elle appelle à l’aide, mais son corps la laisse impotente. Elle a mal d’une douleur sourde qui enfle à briser son cœur en mille morceaux épars. Elle ne peut que rester là à cligner des yeux en saccades désespérées, la bouche légèrement entrouverte, émettant des sifflements accablés. Elle a perdu le fil de ses pensées depuis qu’elle s’est offert à eux, laissant le sort de son fils à leurs bras guerriers, sa vie entre leurs mains puissantes. Une pensée unique enserre désormais son esprit, l’enfant est parti, elle l’a perdu.