Un collègue.
Lancelet, c'était le nom de notre collègue si souvent absent, si fragile parce que trop sensible et trop intelligent pour supporter la bêtise et la médiocrité de notre milieu professionnel. Certains collègues profitaient de sa faiblesse, se jouaient de sa crainte de prendre un coup. Lorsque l'un d'entre eux levait le bras comme pour lui flanquer une gifle ( nous savions bien qu'il ne le ferait pas par peur de sanctions disciplinaires ), Lancelet, lui, levait ses deux bras pour se protéger, tel un enfant prit en faute par son père. Alors, ça les faisait rire et ça s'accompagnait de commentaires dans une langue que nous ne pouvions comprendre. Solidarité communautaire de leur part. Nous, nous ne disions rien, les accusations de racisme arrivaient vite à la moindre esquisse de critique.
Il y avait bien trois semaines que nous n'avions vu dans nos murs notre collègue Lancelet. Je décidai alors de lui rendre une visite. J'avais obtenu son adresse facilement, je pris le métro pour St Michel. Aujourd'hui, je ne me souviens plus du nom de la rue, en tout cas elle était sombre, tortueuse, avec de part et d'autre de vieux immeubles, souvent en piteux état. Il y avait encore des concierges à cette époque là, en général des vieilles dames aux voix tonitruantes et vulgaires, avec toujours un Loulou de Poméranie dans leurs bras. Celle de Lancelet n'échappait pas à la règle. Elle m'indiqua aimablement l'étage où il habitait. Vous voulez lui tailler une bavette? me demanda-t-elle. Vous faites bien, parce que ce jeune homme on le voit pas souvent, il reste enfermé des journées entières, je ne le vois jamais descendre ses ordures, il m'inquiète ce petit, après tout allez donc voir s'il est toujours vivant.
Pourquoi l'idée saugrenue de lui rendre visite m'était-elle advenue? Après tout, ce n'était pas un ami, juste un collègue avec lequel, néanmoins, j'aimais bien parler : je percevais chez lui son étrangeté, et aussi sa discrète culture phénoménale dont il ne se servait jamais, tout d'abord parce que le lieu et l'environnement humain n'en avaient que faire, ensuite parce qu'il craignait les réactions primaires des spécialistes du football et de la canette de bière. Ah j'aurais mieux fait d'aller au jardin du Luxembourg ! C'était une belle journée d'été, pas un nuage dans le ciel de Paris, et moi je ne trouvais pas mieux que de monter l'escalier en bois, à la rampe branlante, d'un trou à rats qui sentait l'humidité et la pisse de chat.
Devant sa porte, le palier en bois craquait sous mes pas, ma main restait en suspens, j'hésitai à sonner, j'espérai qu'il n'y eût personne et pouvoir ainsi m'enfuir dare-dare de cet immeuble qui déjà me démoralisait sérieusement. Deux coups de sonnette, rapides. Rien. Je m'apprêtai à faire demi-tour, même pas dix secondes après avoir sonné ! Ce fut alors que j'entendis le clac clac des verrous derrière la porte. Merde ! Il était là !
Un être diaphane m'ouvrit la porte, et me sourit aussitôt. Bon sang, déjà qu'il était blême habituellement, il ressemblait maintenant à un fantôme. Pourtant, il n'avait pas l'air en mauvaise santé, c'était sans doute l'intérieur sombre qui accentuait sa blancheur. Lancelet m'invita à entrer. Maintenant, j'y pense, il avait le visage émacié, le front large, il était peigné les cheveux en arrière : le portrait d'un Louis-Ferdinand Céline jeune.
Toutes les fenêtres étant fermées, Lancelet alluma la lumière dans la cuisine. Stupeur. Je restais bouche bée. La table était recouverte d'une couche d'au moins de deux à trois centimètres de détritus divers, ceux que l'on produit lorsque nous mangeons, et que l'on enlève ensuite avant que de passer l'éponge sur la nappe en plastique. Mais Lancelet, lui, depuis combien de temps n'avait-il pas débarrasser sa table des morceaux de pain durs comme du bois, des épluchures de fruits et de légumes, et puis surtout de toutes ces boites d'emballage recouvertes de poussière? Dans l'évier, il y avait une abondante vaisselle qui attendait en vain d'être laver. Ce n'était pas tout. Il fallait que je fasse attention où je mettais les pieds, le sol était jonché d'objets, de livres, de linge sale. Je me mis à lui parler de bouquins - pour ne pas montrer mon trouble devant ce capharnaüm sidérant. J'évoquai un opuscule de Schopenhauer, bien entendu il l'avait, mais, apparemment, il ne lui avait été très utile.
Lancelet alluma sa chambre. Elle était envahie de livres, en vrac sur le sol. De sa cuisine à sa chambre, nous avions suivi un étroit passage au milieu de son fourbi monstrueux. Mais il ne mit guère de temps à trouver le bouquin. Bizarrement, je n'ai pas le souvenir d'une odeur particulière, pourtant cela aurait dû sentir le renfermé, l'humidité, la crasse. Sans doute mes autres sens étaient-ils trop accaparés par ce spectacle épouvantable d'un homme qui se barricadait contre la vie. Je ne voyais pas l'heure de quitter cette caverne déprimante, je voulais revoir le soleil, le boulevard St Michel, entendre à nouveau le bruit des klaxons, sentir les fumées sorties des pots d'échappement, regarder les filles dans leurs robes d'été en buvant une bière, assis à une terrasse d'un café.
Lancelet ne se hasarda pas à vouloir m'offrir quelque chose à boire, ni à m'inviter à m'assoir quelque part. D'ailleurs toutes les chaises étaient encombrées ! J'étais persuadé qu'il n'y avait plus rien dans son réfrigérateur, ou dans son buffet, tout indiquait qu'il refusait la vie et son cortège d'avanies, de compromissions, et surtout de lâchetés, de toutes ces lâchetés qui nous permettent de survivre à tout prix. Lancelet n'avait plus la force de faire semblant, il était trop lucide pour se contenter de projets consuméristes, s'extasier devant des nouveaux produits inutiles, partir en voyage vers des destinations fantasmées d'où il reviendrait déçu, non, il ne pouvait plus, il ne pouvait plus vivre en subissant comme nous tous, accepter l'inacceptable par peur de mourir.
Merci d'être passé ! Oui, oui, pas de problèmes, mais je descendis l'escalier comme un zombie, encore sous le choc d'avoir pénétré dans une vie dévastée, écrasée, qui s'éteignait petit à petit, discrètement, sans protester, comme si elle s'excusait d'avoir existée.
Je passai rapidement devant la loge de la concierge. Le Loulou de Poméranie aboya frénétiquement.
Maadadayo !