En rentrant dans sa pièce de vie rèunissant salon et cuisine dans une vingtaine de metres carrés, je me demandais comment il avait pu m’apercevoir de l’intérieur. Transmission de pensées, il m’avoua :
- Ah ! Vous m’enlevez une épine du pied ! Je regardais par la fenêtre en cuisinant pour voir si vous alliez redescendre, je me serai inquiété sinon...
J’ai un peu honte. J’aime pas inquiéter les gens. Je sais que je le fais malgré tout, pourtant ce que les gens ne savent pas, c’est que je me connais, je connais mes limites, et je suis toujours très prudente, je ne prends jamais de risques inutiles (dans mon sac à dos, pour une simple balade comme celle-ci, j’ai toujours sifflet, torche frontale, trousse à pharmacie et couteau!). Mais ça, je ne peux pas demander à un inconnu de le savoir, alors quand cet inconnu est aussi bien intentionné qu’Yvo, et bien il s’inquiète, inévitablement.
- Vous allez manger avec moi, c’est à cuire, j’ai des choux et des patates du jardin.
- Non, non ! C’est très gentil, j’ai déjà suffisamment pris de votre temps, et vous m’avez dit que vous avez des choses à faire cet après-midi.
- Mais non ! J’ai cuisiné pour deux, et pis je suis tout seul, vous me tiendrez compagnie...
C’est un argument que j’ai vite appris à comprendre dans mes vadrouilles (et à entendre surtout), et je ne refuse jamais une invitation quand on émet la solitude comme fondement sincère et profond à cette invitation.
En deux heures et demi, j’ai écouté Yvo me parler de son jardin beaucoup, de son chat un peu. Ah ! Comment ai-je pu oublier cet incident ! Au moment où Yvo m’ouvrait sa porte, son chat s’est fait percuter par une voiture... Apparemment sans dommage physique mais complètement sonné, il était parti se cacher refusant que son maitre l’approche, au grand chagrin d’Yvo a l’inquiétude non dissimulée.
- J’ai déjà perdu deux chats depuis que je suis ici... A cause de la route. Je ne m’y fais pas, un chat c’est comme un enfant, je pleure comme un gamin quand je les perds...
Il me parla de sa vie, un peu, aussi. Pas de trop, les grandes lignes éparpillées ici ou là au fil de la discussion. Comment à dix-sept ans, certificat de plomberie en poche, il avait quitté son pays.
- ... Parce qu’ici il n’y avait rien, c’était dur, des crises économiques tout le temps.
Il avait d’abord passé un mois dans un camp de réfugiés en Italie, pis comme il était encore mineur, “ils” avaient voulu le renvoyer chez lui. Mais lui, il ne voulait pas, alors il était parti avec quatre Monténégrins qui cherchaient un cinquième gars pour payer un “taxi” pour les emmener jusqu’à la frontière nord de l’Italie. Le taxi les avait laissés au pied de la montagne, ils avaient passé la nuit dans les montagnes, pis après il était passé du côté français : Nice, Cannes, puis Marseille où il était allé s’inscrire à la police. La, il avait passé une semaine derrière les barreaux.
- ... Le temps que les papiers se fassent. J’étais bien, j’étais nourri pendant une semaine, j’avais un lit pour dormir.
A dix-huit ans il était monté à Paris, où il avait d’abord vécu de petits boulots. C’était pas facile, il prenait aussi des cours du soir pour apprendre le français, le parler, l’écrire.
- Mais je me suis bien amusé ! J’allais au bal, j’avais du succès. A l’époque, j’étais beau comme un dieu !
Je le crois sans mal lorsqu’il me montre une photo de lui à trente ans avec son fils dans les bras.
- Oui, j’ai commencé comme ça, pis j’ai grimpé, et j’ai fini chef de chantier.
(...)
Lilie